AMNESTY INTERNATIONAL ÉFAI
Index AI : AMR 41/02/99
DOCUMENT PUBLIC
Londres, 9 mars 1999
MEXIQUE
Le règne de l'impunité
INTRODUCTION
1. Le système judiciaire et l'impunité
2. La torture
3. Les " disparitions "
4. Les exécutions extrajudiciaires
5. La persécution des défenseurs des droits humains
RECOMMANDATIONS
INTRODUCTION
Grave détérioration de la situation des droits humains
Amnesty International a noté ces cinq dernières années une grave détérioration de la
situation des droits humains au Mexique. La torture, les exécutions extrajudiciaires, les
" disparitions " et les mises en détention arbitraires sont fréquentes et les
personnes qui se livrent à ces pratiques agissent souvent en toute impunité. Il n'est
tenu aucun compte des mécanismes juridiques destinés à protéger les victimes de telles
violations ; souvent, les avocats commis d'office n'assistent pas aux interrogatoires ou
n'interviennent pas lorsque ceux qu'ils sont censés défendre sont soumis à des actes de
torture ou à des mauvais traitements. De plus, les indigènes qui ne parlent pas
l'espagnol ont rarement la possibilité d'user du droit de se faire aider par un
interprète. Les juges s'abstiennent systématiquement d'enquêter sur les accusations de
violations des droits humains et, dans les cas de torture, acceptent souvent des "
aveux " susceptibles d'avoir été extorqués sous la contrainte.
Les atteintes aux droits fondamentaux, qui ont pour la plupart des causes endémiques,
touchent l'ensemble du territoire mexicain, mais la crise est particulièrement aiguë
dans les États méridionaux du Chiapas, d'Oaxaca et de Guerrero, où sont présents des
groupes d'opposition armés. L'armée continue de participer à des opérations
anti-insurrectionnelles, de maintien de l'ordre et de lutte contre la drogue, commettant
souvent des violations des droits humains dans ce contexte. Ces dernières années, dans
l'État du Chiapas, il a été particulièrement préoccupant de constater l'émergence de
groupes " paramilitaires " semblant agir en collusion avec les autorités.
La Comisión Nacional de Derechos Humanos (CNDH, Commission nationale des droits humains),
au niveau fédéral, et ses homologues, au niveau des États, obtien-nent des résultats
variables dans l'exercice de leur double mission : essayer de défendre les victimes des
violations et détourner les critiques des autorités mexicaines.
La Procuraduría General de la República (PGR), services du procureur général de la
République, joue elle aussi un rôle double et contradictoire, puisqu'elle engage des
poursuites dans les affaires de violations des droits humains alors qu'elle emploie
beaucoup de responsables de ces violations.
Origines de la crise actuelle
La crise des droits humains coïncide avec l'apparition de plusieurs groupes d'opposition
armés : l'Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN, Armée zapatiste de
libération nationale), dans le Chiapas ; l'Ejército Popular Revolucionario (EPR, Armée
populaire révolutionnaire) ; l'Ejército Revolucionario del Pueblo Insurgente (ERPI,
Armée révolutionnaire du peuple insurgé), groupe dissident de l'EPR. L'ERPI et l'EPR
sont principalement présents dans les États de Guerrero et d'Oaxaca.
Comme l'a indiqué la Commission interaméricaine des droits de l'homme, en con-clusion de son rapport sur le Mexique de septembre 1998, l'émergence de nouveaux groupes armés dissidents de différents types a entraîné non seulement un renforcement des contrôles exercés par les forces de sécurité, mais aussi des mesures de répression touchant sans discrimination les organisations à vocation sociale et leurs dirigeants. Plusieurs États se sont maintenant militarisés, alléguant la nécessité de combattre le trafic de drogue et la criminalité. Cependant, cette présence militaire a provoqué une augmentation du nombre de plaintes pour atteinte aux droits humains, y compris au droit à la vie, émanant de la population civile .
Trois affaires graves se sont produites récemment, en
moins de sept mois, dans le cadre d'opérations anti-insurrectionnelles : le massacre de
45 paysans indigènes déplacés et sans armes au sein de la communauté d'Acteal (État
du Chiapas), vraisemblablement par un groupe paramilitaire, en décembre 1997 ; une
opération conjointe de la police et de l'armée dans les communautés de Chavajeval et
Unión Progreso à El Bosque (Chiapas), en juin 1998, qui a fait neuf morts au moins ; et
une opération militaire à El Charco (État de Guerrero), qui a entraîné la mort de 11
civils, accusés par les autorités de faire partie de la guérilla, également en juin
1998 (voir plus bas). Aucune de ces affaires n'a été clarifiée de façon satisfaisante,
notamment pour ce qui est de la responsabilité présumée des autorités dans les
exécutions extrajudiciaires signalées. La crédibilité du Mexique sur le plan de sa
capacité à administrer la justice est en jeu dans ces affaires.
Les situations observées dans le Chiapas, d'une part, et dans les États de Guerrero et
d'Oaxaca, d'autre part, sont très différentes. Dans l'État du Chiapas, où l'EZLN a
lancé des opérations militaires début 1994, les activités des groupes "
paramilitaires " menées en liaison avec les autorités gouvernementales semblent de
plus en plus nombreuses d'après les informations recueillies. Ces groupes possèdent
certaines armes à feu dont l'utilisation, en vertu de la législation mexicaine, est
exclusivement réservée aux forces armées, dans des zones où la présence de l'armée
et de la police est importante, de sorte qu'on peut soupçonner une collusion entre ces
groupes et l'État . De nombreuses informations témoignent que, dans différentes parties
du Chiapas, des groupes armés, souvent liés à des propriétaires terriens ou à des
dirigeants politiques locaux pro-gouvernementaux, seraient responsables d'homicides ou
d'autres violences. Leurs activités visent aussi semble-t-il à intimider les
communautés favorables à l'EZLN et auraient provoqué le déplacement de milliers de
personnes à l'intérieur de l'État.
Certaines communautés indigènes sont divisées par des conflits nombreux et anciens, portant en particulier sur des questions foncières. Or la présence militaire de plus en plus forte dans l'État semble inciter les éléments proches du parti au pouvoir, le Partido Revolucionario Institucional (PRI, Parti révolutionnaire institutionnel), à penser qu'ils peuvent agir en toute impunité, impression renforcée par la tolérance dont font preuve les autorités à l'égard des armes prohibées qu'ils détiennent. Dans le cas d'Acteal, il est clair que des membres des forces de la sécurité publique ont facilité l'armement du groupe responsable du massacre, ne serait-ce qu'en participant au transport des armes, et qu'ils n'ont pas pris de mesures à son encontre lorsqu'il a mené des attaques armées peu avant le massacre. La complicité des autorités dans cette affaire et dans d'autres cas de violations similaires est mise en relief par le fait qu'elles n'ont pas traité le problème. Un an après le massacre d'Acteal, elles n'avaient toujours pas effectué d'enquête exhaustive sur l'organisation et les activités des formations " paramilitaires " de l'État du Chiapas. Elles n'ont pas mis au point de stratégies cohérentes afin de lutter efficacement contre la prolifération des groupes paramilitaires (" gardes blancs ") organisés par des propriétaires terriens, de démanteler ces groupes, de désarmer leurs membres, d'enquêter sur les atteintes aux droits humains et de sanctionner les personnes dont la responsabilité a été établie, comme l'avait exhorté la Commission interaméricaine des droits de l'homme .
Les accords de San Andrés Larráinzar conclus en
février 1996 entre le gouverne-ment fédéral et l'EZLN, qui définissent les conditions
d'intégration des droits et des coutumes indigènes dans le droit mexicain, n'ont pas
été mis en application. C'est dans ce contexte que les tensions liées à la question de
l'autonomie des municipalités ont dégénéré en manifestations de violence dans les
zones où les civils soutiennent massivement l'EZLN. Les négociations de paix entre
l'EZLN et le gouvernement ont été suspendues et la Comisión Nacional de Intermediación
(CONAI, Commission nationale de médiation), conduite par l'évêque Samuel Ruiz, s'est
dissoute en juin 1998. Les autorités ont procédé à des mises en détention arbitraires
de grande envergure dans les communautés jugées favorables à l'opposition. Un record a
été atteint entre avril et juin 1998, avec plus de 200 personnes placées en détention
arbitraire en cinq vagues successives, à titre de châtiment collectif pour leur soutien
à l'EZLN, semble-t-il. Ces personnes ont presque toutes été libérées au bout de
quelques heures.
Dans les États de Guerrero et d'Oaxaca, l'armée se charge de la sécurité, souvent en
l'absence de la police et sans coordination avec les autorités civiles locales. Les
groupes d'opposition armés ont lancé contre les forces de sécurité plusieurs attaques,
qui sont souvent suivies d'arrestations massives opérées par l'armée dans les
communautés. Les suspects sont fréquemment détenus secrètement et soumis à la
torture, les forces de sécurité essayant en général de leur arracher des " aveux
" ou des accusations concernant des partisans supposés de l'opposition armée. Les
tentatives d'intimidation, y compris les menaces de mort, sont systématiques à l'égard
des organismes sociaux et de leurs dirigeants, et l'appareil judiciaire militaire est
utilisé pour assurer l'impunité aux coupables.
L'échec des mesures de protection des droits
humains
Les violations des droits humains se poursuivent alors que différentes mesures
législatives et administratives ont été adoptées, afin de protéger les droits
fondamentaux. Ainsi, la Loi fédérale pour la prévention et la répression de la
torture, promulguée en 1986, a été amendée en 1991 et le Mexique a reconnu en
décembre 1998 que la Cour interaméricaine des droits de l'homme était compétente pour
statuer sur les plaintes déposées par des particuliers. Cependant, il n'est que trop
apparent que le gouvernement n'a pas la volonté politique de prendre des mesures
concrètes afin d'améliorer la situation des droits humains, son attitude relevant au
mieux de l'ambivalence et au pire de la négligence. En octobre 1998, le gouvernement
n'était pas représenté à la réunion de la Commission interaméricaine des droits de
l'homme destinée à examiner la mise en uvre des recommandations formulées par la
Commission concernant trois affaires marquantes : le maintien en détention du général
de brigade José Francisco Gallardo ; les homicides de l'ejido (type d'exploitation
communautaire) de Morelia, dans le Chiapas, en 1994 ; et le massacre de 17 paysans non
armés en 1995, près du village d'Aguas Blancas, dans l'État de Guerrero . Le
gouvernement a prétendu que ces affaires étaient résolues. En réalité, il a jusqu'à
présent négligé de mettre en application les recommandations de la Commission.
Les réactions de la communauté internationale
Les organisations intergouvernementales s'intéressent de plus en plus à la situation des
droits humains au Mexique. En janvier 1998, dans un rapport faisant suite à la visite
qu'il avait effectuée dans ce pays en août 1997, le rapporteur spécial des Nations
unies sur la torture a conclu que " la torture et les autres formes de mauvais
traitements [constituaient] un phénomène fréquent dans de nombreuses régions du
Mexique... " . Après les homicides commis à El Bosque en juin 1998, le Haut
Commissaire aux droits de l'homme des Nations unies a réagi en offrant une assistance
technique au gouvernement mexicain.
En août 1998, la Sous-Commission des Nations unies de la lutte contre les mesures
discriminatoires et de la protection des minorités a demandé que la Commission des
droits de l'homme examine, lors de sa session de mars-avril 1999, l'évolution de la
situation au Mexique. La Sous-Commission a aussi invité le gouvernement à "
[lutter] contre l'impunité des auteurs de violations graves des droits de l'homme,
spécialement celles dont de nombreux membres des populations autochtones sont victimes
" .
En septembre 1998, la Commission interaméricaine des droits de l'homme a publié un rapport fondé sur la visite effectuée par ses représentants au Mexique en 1996, ainsi que sur l'évolution de la situation depuis cette date. Ce document, très critique à l'égard de la situation des droits humains au Mexique, comportait des recommandations de vaste portée visant à améliorer celle-ci et invitait instamment le gouvernement, entre autres, à conduire des enquêtes sérieuses, rapides et impartiales dans tous les cas de " disparitions " qui n'avaient pas encore été résolus et à en sanctionner les responsables. Le rapport préconisait aussi des stratégies de lutte contre la prolifération des groupes paramilitaires, ainsi que des mesures pour combattre la torture, en demandant notamment qu'il soit mis un terme à l'impunité dont bénéfi-cient les tortionnaires .
1. Le système judiciaire et l'impunité
L'impunité des auteurs d'atteintes aux droits humains est devenue endémique au Mexique.
Plusieurs organisations intergouvernementales s'en sont inquiétées et ont demandé aux
autorités mexicaines de prendre des mesures pour y mettre un terme . Le Comité des
Nations unies contre la torture a constaté que, de juin 1990 à mai 1996, "
seulement deux condamnations définitives [avaient] été prononcées en application de la
loi fédérale visant à prévenir et à réprimer la torture et cinq con-damnations
[avaient] été prononcées pour homicide causé par la torture " . En avril 1994, le
Comité des droits de l'homme des Nations unies a conclu que " les disparitions
forcées ou involontaires et les exécutions extrajudiciaires [n'étaient] pas
systématiquement suivies d'enquêtes permettant d'identifier, de traduire en justice
et de sanctionner les auteurs " . En dépit de ces recommandations émanant
d'organisations internationales, l'impunité continue à prévaloir pour les auteurs de
violations des droits humains au Mexique.
L'impunité a deux causes fondamentales au Mexique : la
manière dont l'appareil judiciaire civil est structuré et géré à l'heure actuelle et
le fait que les membres des forces armées impliqués dans des affaires de violations des
droits humains sont jugés par des tribunaux militaires.
Le Ministerio Público (ministère public) , dirigé par le Procurador General de la
República (procureur général de la République), a le pouvoir exclusif d'enquêter sur
toutes les infractions fédérales et d'engager des poursuites devant les tribunaux . La
législation mexicaine confère à la Procuraduría General de la República (services du
procureur général) des pouvoirs très étendus ; c'est à elle qu'il incombe
exclusivement d'effectuer les enquêtes et d'inculper les délinquants présumés. Les
victimes et les membres de leurs familles ne peuvent donc pas engager des poursuites de
leur propre chef, et les juges ne sont pas autorisés à prendre l'initiative d'ouvrir des
enquêtes. Les représentants du ministère public sont nommés et destitués par le
pouvoir exécutif. Le procureur général de la République, dont la nomination est
décidée par l'exécutif et ratifiée par le Sénat, peut être destitué au gré de
l'exécutif. L'absence d'autonomie structurelle du ministère public par rapport à
l'exécutif a incité la Commission interaméricaine des droits de l'homme à recommander
que le gouvernement mexicain examine la situation et renforce l'autonomie et
l'indépendance de ce ministère .
Le droit mexicain confère aux services du procureur
général de très vastes pouvoirs en matière d'enquête et de détention, fonctions dans
lesquelles ces services sont assistés par la Policía Judicial (police judiciaire). La
Commission interaméricaine des droits de l'homme a fait observer que, malgré toute une
série de garanties judiciaires, en particulier concernant la détention, prévues par la
Constitution , les forces de la police judiciaire ont systématiquement recours à des
mises en détention illégales, au niveau fédéral comme au niveau des États .
Il est très fréquent que les mises en détention se fassent en l'absence de décisions
de justice, même lorsqu'elles ne relèvent pas des exceptions prévues par la loi . Ces
irrégularités de procédure sont rarement prises en considération par les tribunaux.
Aux mises en détention illégales succèdent souvent une série de procédures faisant
intervenir des violations des droits des détenus. Plus de 200 personnes, dont quatre
défenseurs des droits humains, ont ainsi été placés en détention à la suite de cinq
opérations conjointes de l'armée et de la police (à Taniperla, Diez de Abril, Amparo
Aguatinta, Nicolás Ruiz et El Bosque), menées dans le Chiapas entre avril et juin 1998.
Bien que ces personnes aient été dans leur grande majorité libérées sans être
inculpées, les opérations en question constituaient manifestement une sanction
collective destinée à décourager les communautés jugées favorables à l'EZLN. Dans la
communauté de Nicolás Ruiz par exemple, 167 personnes ont été détenues sur la base de
mandats d'arrêt décernés contre trois individus ; l'opération avait duré six heures
et fait intervenir des centaines de policiers et de soldats.
Les fonctionnaires du ministère public et de la police
judiciaire ont souvent recours à la torture pour obtenir des " aveux " et des
déclarations. La Commission inter-américaine des droits de l'homme a relevé que la
plupart des cas de torture et de traitements cruels, inhumains et dégradants se
produisent dans le contexte du système de justice pénale et qu'ils ont surtout lieu aux
premiers stades de l'enquête sur les infractions de droit commun. Les tortionnaires sont
généralement des membres de la police judiciaire fédérale et des États ou du
ministère public . La législation mexicaine autorise le ministère public à recueillir
des déclarations de l'auteur présumé de l'infraction, ainsi que des témoins . Souvent,
les tribunaux déclarent recevables les " aveux " et les déclarations obtenus
sous la torture, bien qu'il soit interdit de les invoquer comme éléments de preuve .
Le Comité contre la torture, après avoir examiné en avril 1997 le troisième rapport
périodique du Mexique, a fait remarquer dans ses observations finales que " ...
l'inefficacité des mesures prises pour mettre fin à la pratique de la torture tient,
entre autres facteurs, à l'impunité dont jouissent les responsables d'actes de torture
ainsi qu'au fait que les autorités judiciaires continuent d'accepter à titre de preuves
des " aveux " ou déclarations obtenus par la torture, malgré les dispositions
expresses qui l'interdisent " .
L'acceptation par les juges d'aveux obtenus sous la torture est bien illustrée par l'affaire Manuel Manríquez San Agustín, musicien et membre de la communauté indigène otomí à Ranchería Piedra Blanca, Tutotepec, dans l'État d'Hidalgo, arrêté par la Policía Judicial del Distrito Federal (police judiciaire du district fédéral), à Mexico, le 2 juin 1990 . Il ne savait ni parler ni écrire l'espagnol à l'époque. Maintenu au secret pendant quatre jours dans les locaux de la police, il a été passé à tabac et quasiment asphyxié au moyen d'un sac en plastique placé sur sa tête ; on lui a aussi introduit un mélange d'eau gazeuse et de piment dans les narines et fait subir des brûlures et des décharges électriques à des endroits sensibles, avant de le forcer à " signer " des documents qu'il ne pouvait pas comprendre.
Manuel Manríquez San Agustín a été accusé
d'homicide volontaire et déféré devant un juge qui, sur la foi de ses " aveux
signés ", l'a fait mettre en détention pour meurtre au Centre de détention
préventive du Nord, établissement pénitentiaire de Mexico. En dépit des marques
concordant avec les tortures subies - et attestées par la suite par un médecin de la
prison -, ainsi que de l'absence de preuves à l'appui des chefs d'inculpation retenus
contre lui, en dehors des déclarations qu'il avaient signées sans pouvoir demander
l'aide d'un interprète, Manuel Manríquez San Agustín a été condamné en juillet 1991
à vingt-quatre ans d'emprisonnement. Cette condamnation a été confirmée en appel en
février 1992, en dépit de l'absence d'éléments plus probants.
L'affaire Manuel Manríquez San Agustín a aussi été présentée devant la CNDH, qui a
publié en mars 1994 une déclaration, restée sans effet, reconnaissant les tortures que
cet homme avait subies. En 1995, deux policiers ont été accusés d'actes de torture et
l'un d'eux a été reconnu coupable ; cependant, il a pu éviter l'emprisonnement en
payant une amende. Les preuves de torture produites durant ce procès n'ont pourtant pas
entraîné la réouverture de l'affaire de meurtre contre Manuel Manríquez. Les aveux
extorqués sous la torture ont été acceptés lors du procès de première instance et en
appel. Au moment où nous rédigions le présent document, Manuel Manríquez était
toujours détenu au Centre de détention préventive du Nord.
Comme l'a fait remarquer la Commission interaméricaine des droits de l'homme, cette
situation n'est pas le fait du hasard. Elle résulte pour une grande part de
l'interdépendance des autorités administratives et judiciaires, facteur qui a contribué
à la pratique systématique de la détention illégale . L'absence d'autonomie et
d'indépendance véritables du ministère public est une cause importante de l'impunité
observée au Mexique. Le fait que " l'autorité chargée d'effectuer l'enquête et
d'engager des poursuites pénales est le ministère public [
] [et qu'il] arrive
assez fréquemment que les enquêteurs connaissent la ou les personnes contre lesquelles
la plainte est dirigée " fait sérieusement obstacle à l'exercice du droit des
victimes et de leurs familles de disposer d'un recours utile et favorise l'impunité dont
jouissent les auteurs de violations de droits humains.
Les résultats obtenus par les services du procureur général, en particulier par la
police judiciaire, placée sous son autorité, dans leurs enquêtes sur les violations des
droits humains, n'ont généralement pas permis d'expliquer les faits ni d'en déférer
les auteurs à la justice. C'est la conclusion à laquelle parvient la Commission
inter-américaine des droits de l'homme . Une grande partie des enquêtes effectuées par
les instances en question ne satisfaisaient pas aux exigences énoncées dans les normes
internationales pertinentes .
Dans le cas des événements survenus à El Charco, dans l'État de Guerrero, en juin
1998, des victimes et des témoins ont déclaré qu'un certain nombre de détenus avaient
été torturés et que plusieurs décès étaient peut-être dus à des exécutions
extrajudiciaires. Les services du procureur général se sont non seulement abstenus
d'enquêter sur les actes de torture et les éventuelles exécutions extrajudiciaires
perpétrés par des membres de l'armée, au motif qu'ils relevaient de la compétence de
celle-ci, mais - sans avoir procédé à aucune investigation - ils ont accepté la
version des faits fournie par l'armée. Cette dernière a affirmé qu'aucune exécution
extrajudiciaire n'avait eu lieu et qu'aucun acte de torture n'avait été commis durant
les événements d'El Charco, qu'elle décrivait comme un affrontement entre les forces
armées et les membres d'un groupe d'opposition armé . En septembre 1998, la même
version a été donnée lors d'un entretien entre une délégation d'Amnesty International
et des fonctionnaires des services du procureur général, à savoir qu'il n'y avait eu ni
actes de torture ni exécutions extrajudiciaires durant les événements d'El Charco. Les
fonctionnaires ont cependant reconnu que ces questions relevaient de la compétence de la
Procuraduría General de Justicia Militar (services du procureur général militaire) et
qu'ils n'avaient mené aucune enquête sur les agissements attribués aux membres de
l'armée.
Le droit des victimes et de leurs familles de disposer
d'un recours utile en cas de violation des droits humains n'est pas pleinement garanti par
le système juridique mexicain. Bien que les victimes et leurs familles puissent déposer
une plainte pour atteinte aux droits fondamentaux, elles ne peuvent demander que soient
engagées des poursuites à l'encontre des auteurs présumés de ces atteintes. Le droit
pénal mexicain ne reconnaît pas aux individus le droit d'intenter des actions civiles et
la seule possibilité qui s'offre aux victimes est d'intervenir dans la procédure pénale
engagée par le ministère public , de sorte qu'elles dépendent complètement de cette
instance pour soumettre leur affaire.
Le système juridique mexicain confère de larges compétences aux tribunaux militaires,
de telle sorte que ceux-ci instruisent et jugent les affaires de violations des droits
humains dans lesquelles des militaires sont impliqués. En vertu du Code de justice
militaire, les infractions de droit commun commises par des soldats pendant leur service,
ou à l'occasion d'un acte lié à leur service, sont du ressort des tribunaux militaires
.
L'appareil judiciaire militaire comporte une Cour suprême militaire, des cours martiales
ordinaires, des cours martiales spéciales, des juges militaires et les services du
procureur général militaire. Les effectifs de toutes ces instances sont composés de
militaires en service actif. Les membres de la Cour suprême militaire et des cours
martiales ordinaires, ainsi que les juges militaires, sont tous nommés par l'exécutif.
Les services du procureur général militaire rendent compte à la Secretaría de Defen-sa
Nacional (SEDENA, ministère de la Défense), et c'est à eux seuls qu'il incombe de
continuer les enquêtes ou d'engager des poursuites devant les tribunaux à l'encontre des
soldats soupçonnés d'avoir commis une infraction . L'exécutif peut ordonner aux
services du procureur général militaire d'interrompre ou de suspendre les poursuites.
Ces services sont assistés dans leurs enquêtes par un organe de la police judiciaire
constitué de commandants d'unités militaires. Les victimes civiles ne peuvent participer
aux procédures de jugement militaires. La primauté du principe de la compétence
militaire et la très grande dépendance de l'appareil judiciaire militaire par rapport à
l'exécutif, entre autres facteurs, permettent de conclure que ces tribunaux ne répondent
pas aux conditions d'impartialité et d'indépendance requises par les normes
internationales en la matière.
Au Mexique, les affaires d'exécutions extrajudiciaires, de " disparitions " et de torture dans lesquelles des soldats sont impliqués sont instruites et jugées par des tribunaux militaires. Bien que la torture fasse partie de la catégorie des crimes fédéraux, comme en dispose la Loi fédérale pour la prévention et la répression de la torture, les soldats responsables de tels actes sont jugés par des tribunaux militaires. Des juges militaires se sont même fondés sur la Loi fédérale pour la prévention et la répression de la torture pour prendre en charge de telles affaires. Cette situation a été relevée par le rapporteur spécial sur la torture , qui a en conséquence recommandé explicitement que la justice civile soit saisie des actes de torture commis par des militaires contre des civils .
2. La torture
Amnesty International a reçu beaucoup d'informations qui semblent indiquer que la torture
est couramment pratiquée dans de nombreux endroits du pays, afin d'obtenir des "
aveux " et des renseignements dans les cas d'infractions de droit commun ; elle se
substituerait aux enquêtes de police. Les méthodes les plus souvent mentionnées sont
notamment les suivantes : décharges électriques, tentatives d'asphyxie au moyen de sacs
en plastique ou par immersion dans l'eau, menaces de mort, simulacres d'exécution, coups
portés au moyen d'objets contondants, de bâtons ou de crosses de fusil, viol et sévices
sexuels, introduction d'eau gazeuse dans les narines des détenus (méthode appelée
tehuacanazo) et gifles sur les deux oreilles en même temps (supplice du "
téléphone ") .
La torture continue d'être largement pratiquée en
dépit de l'adoption de lois et de la ratification d'instruments internationaux visant à
son élimination. Le Mexique a ainsi ratifié en janvier 1986 la Convention des Nations
unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
(Convention des Na-tions unies contre la torture). Depuis, le gouvernement a pris
différentes mesures de prévention et de répression dans le but de restreindre la
pratique de la torture et des mauvais traitements. En particulier, les amendements
apportés en 1991 à la Loi fédérale pour la prévention et la répression de la torture
promulguée en 1986 éta-blissent que, pour être valides, les " aveux " doivent
être prononcés devant le mi-nistère public ou devant le juge de première instance, et
en présence de l'avocat de la défense ou d'une personne ayant la confiance de l'accusé.
Cette réforme prévoit aussi des peines plus lourdes dans les cas de torture, comporte
des dispositions pour l'indemnisation des victimes et donne aux indigènes qui ne parlent
pas l'espagnol le droit de se faire aider par un interprète. Amnesty International se
félicite de ces nouvelles dispositions.
Cependant, la torture reste couramment utilisée. Elle est facilitée par les facteurs
suivants :
selon la conclusion du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, " les juges comme les avocats, le ministère public et la police judiciaire elle-même sont surchargés de travail, ce qui peut les amener à retenir les aveux afin d'expédier rapidement les affaires " . Ces problèmes sont aggravés par le fait que les membres de la police judiciaire n'ont pas de formation adéquate pour mener à bien leur tâche principale, qui est d'enquêter sur les infractions présumées. Jorge Madrazo de Cuéllar, actuel procureur général de la République, a reconnu en février 1997 que la police judiciaire mexicaine n'était pas véritablement formée pour mener des enquêtes dans le cadre d'informations judiciaires ;
les juges de première instance continuent d'accepter des " aveux " extorqués sous la torture et en l'absence de l'avocat du prévenu ainsi que de l'interprète éventuellement nécessaire en vertu du droit mexicain. Souvent, les avocats commis d'office par les services du procureur général (ou leur équivalent au niveau des États), absents pendant les interrogatoires, signent néanmoins le document certifiant qu'ils étaient présents, de sorte qu'ils légitiment l'obtention d'" aveux " sous la torture et agissent en contradiction avec leur rôle présumé, qui est de défendre l'accusé ;
il incombe au prévenu désireux de revenir sur ses " aveux " d'apporter la preuve que ceux-ci lui ont été arrachés sous la torture. D'après la philosophie du droit mexicain, la première déclaration d'un détenu devant l'autorité chargée de l'arrêter a plus de poids que ses déclarations ultérieures. L'enquête se limite généralement à l'obtention rapide d'" aveux " ;
les médecins qui examinent les victimes présumées d'actes de torture ne rendent pas compte de toutes leurs constatations.
Dans son rapport concernant l'exercice achevé en mai 1998, la CNDH se déclare
profondément préoccupée par l'augmentation du nombre de plaintes relatives à des actes
de torture, qui est passé de 46 à 58 en un an. Le rapport indique que les cas de torture
sont souvent traités par des mesures administratives, ou que les tortionnaires sont
jugés sous des chefs d'inculpation moins graves. En outre, à la connaissance d'Amnesty
International, aucune décision de justice n'a jamais prévu l'indemnisation des victimes,
alors que la loi la prévoit.
La plupart des victimes d'actes de torture sont des personnes suspectées de crimes de
droit commun arrêtées dans des zones urbaines, ou lors d'opérations
anti-insurrectionnelles. Le 28 mai 1997, par exemple, Martin Barrientos Cortés, militant
en faveur des droits des paysans, a été arrêté près de son village d'El Cucuyachi,
dans l'État de Guerrero, par des militaires qui ont ensuite nié l'avoir détenu . Il a
" disparu " jusqu'au 9 juin, date à laquelle il a été relâché sans
inculpation à la suite d'une campagne en sa faveur. Pendant la durée de sa "
disparition ", il a été passé à tabac, torturé au moyen de décharges
électriques et semi-asphyxié, ses tortionnaires essayant de lui faire avouer qu'il
entretenait des liens avec l'EPR. Comme la plupart des autres victimes un peu partout dans
le pays, la plainte que Martin Barrientos a déposée auprès des autorités locales n'a
pas été suivie d'effet, et même la CNDH, dans un premier temps, n'a pas reconnu ses
griefs ni ses blessures, alors qu'elle disposait d'éléments (tympans brisés et
brûlures résultant de décharges électriques en particulier) correspondant à des
marques de torture. Selon Martin Barrientos, les militaires ont essayé pendant sa
détention de le contraindre à identifier des membres du parti d'opposition appelé
Partido Revolucionario Democrático (PRD, Parti de la révolution démocratique). Ils ont
aussi menacé de le tuer s'il parlait de sa " disparition ". En octobre 1998, il
a été cité à comparaître, mais ne s'est pas présenté aux services du procureur
général militaire à Chilpancingo (Guer-rero). Parmi les recommandations qui concluaient
son rapport de janvier 1998, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a
indiqué en particulier :" C'est la justice civile qui devrait être saisie des
infractions graves commises par des militaires contre des civils, en particulier les actes
de torture et les autres traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants, qu'elles
aient été ou non commises dans le cadre du service " . Aucune suite n'a été
donnée à la plainte déposée auprès des services du procureur général en 1997.
Martin Barrientos n'est pas retourné vivre au sein de sa communauté et sa famille a
signalé qu'elle était harcelée par les autorités.
En juin 1998, Efrén Cortés Chávez et Erika Zamora Pardo ont été placés en détention
après une opération conduite par l'armée dans le village d'El Charco, Ayutla, dans
l'État de Guerrero, au cours de laquelle 11 membres présumés de l'ERPI ont été tués.
Tous deux ont déclaré qu'ils avaient été torturés pendant leur détention . En
septembre 1998, une délégation d'Amnesty International a essayé de leur rendre visite
afin d'enquêter sur leurs plaintes, mais l'accès au Centro de Readaptación Social
(CERESO, Centre de réadaptation sociale), à Acapulco (Guerrero), où ils étaient
détenus, lui a été refusé à plusieurs reprises, bien que des fonctionnaires
fédéraux lui aient assuré qu'une telle visite serait possible.
Erick Cárdenas Esqueda, jeune homme de seize ans, a été mis en détention en janvier
1997, par la police municipale de Nuevo Laredo, Tamaulipas, puis transféré dans un poste
de police local. Deux heures plus tard, il a été découvert mort dans sa cellule et
l'examen médical pratiqué le jour suivant a montré que son corps portait des blessures
causées par des tortures. En dépit de ces preuves, la police a soutenu que le jeune
homme s'était suicidé et les autorités n'ont pas véritablement enquêté sur ce
décès.
3. Les " disparitions "
En mai 1998, Amnesty International a publié un rapport intitulé Mexique. Les "
disparitions " se poursuivent : où en est la protection des droits humains ? Il
rendait compte d'un accroissement alarmant du nombre de cas de " disparitions "
. De 1991 à 1993, l'Organisation n'en a recensé aucune, alors qu'elle a recueilli des
informations sur plus de 70 " disparitions " de 1994 à 1997. Celles-ci ont
été moins nombreuses en 1998, mais Amnesty International relève avec inquiétude que
plus de 400 cas remontant aux années 70 et 80 n'ont jamais été élucidés.
L'Organisation craint que, si le gouvernement ne manifeste pas clairement sa volonté
politique de mettre fin à ce phénomène, le pays ne doive subir de nouveau une vague de
" disparitions " systématiques à l'instigation de l'État, comme dans les
années 70 et le début des années 80.
Dans le rapport qu'il a soumis en 1998 à la Commission
des droits de l'homme des Nations unies, le Groupe de travail de l'ONU sur les
disparitions forcées ou involontaires, reconnaissant que de nouveaux cas de "
disparition " se produisaient, a exhorté le gouvernement mexicain à prendre des
mesures législatives, administratives, judiciaires et autres, efficaces, pour prévenir
et mettre un terme aux actes conduisant à des disparitions forcées . Au sujet des
nombreuses affaires non élucidées des années précédentes, le Groupe de travail a
souligné la nécessité de prendre des mesures encore plus efficaces pour faire la
lumière sur les cas dits " anciens ", c'est-à-dire ceux qui remontent aux
années 70, et a rappelé au gouvernement mexicain qu'il devait continuer à faire
procéder impartialement à une enquête approfondie sur les cas de " disparition
" tant qu'on ne connaissait pas le sort réservé aux victimes .
Les " disparitions " les plus récentes signalées à Amnesty International se
sont produites pour la plupart dans le cadre d'opérations anti-insurrectionnelles ou de
lutte contre la drogue. Les victimes sont en particulier des membres d'organisations de
paysans ou de communautés indigènes, des étudiants, des enseignants, des dirigeants
syndicaux et des hommes d'affaires. Beaucoup ont " disparu " après avoir été
arrêtés et mis en détention, devant témoins, par des membres de l'armée ou de la
police. Par la suite, leur détention a cependant été niée à de nombreuses reprises
par les forces de sécurité et le gouvernement mexicains. Grâce à des campagnes
organisées en leur faveur à l'échelle nationale et internationale, certains sont
réapparus après des semaines ou des mois de détention secrète, souffrant de blessures
correspondant à des actes de torture. Dans quelques cas, on a retrouvé les corps de
" disparus " et des éléments indiquant qu'ils avaient été victimes
d'exécutions extrajudiciaires.
Ni les victimes ni leurs familles ne semblent avoir de recours utile devant la loi au
Mexique pour obtenir réparation de ces violations manifestes des droits humains, surtout
lorsque des militaires sont impliqués. Les tribunaux militaires dont relèvent
invariablement les membres de l'armée soupçonnés continuent d'assurer une totale
impunité aux auteurs de ces violations.
Dans la grande majorité des cas, aucun des responsables de telles violations n'a été
déféré à la justice. Le crime de disparition forcée ou involontaire n'existe pas dans
le Code pénal mexicain, bien que cela ne dispense pas les autorités judiciaires de
rechercher et de sanctionner les auteurs des actes d'enlèvement et de détention
illégale. Pourtant, les services du procureur général et les tribunaux s'abstiennent
systématiquement d'engager des poursuites et de juger les responsables des "
disparitions ". Amnesty International a pu voir un projet de loi sur les "
disparitions " élaboré par la CNDH. Il s'agit d'une évolution positive, mais ce
projet ne répond pas aux normes internationales en la matière, dans sa définition de
l'infraction en question, et parce que certaines dispositions importantes n'y figurent
pas, en particulier sur la nécessité d'exclure les affaires de " disparition "
de la compétence des tribunaux militaires. Le Mexique n'a pas encore signé ni ratifié
la Convention inter-américaine sur la disparition forcée des personnes.
Manuel Ramirez Santiago et Fermín Oseguera Santiago ,
présidents respectivement du Comité de Defensa de los Derechos del Pueblo (Comité de
défense des droits du peuple), organisation pour les droits civiques, et de l'Unión de
Tablajeros A.C., syndicat local de travailleurs, ont été enlevés le 22 octobre 1996 à
Tlaxiaco, dans l'État d'Oaxaca. Bien que plusieurs témoins aient identifié les
ravisseurs comme étant des membres de la Policía Judicial Estatal (police judiciaire des
États), tous deux sont restés " disparus " jusqu'au 1er novembre 1996, date à
laquelle ils ont été relâchés, les mains liées, près du district de Nochixtlan, dans
l'État d'Oaxaca. Ils ont déclaré avoir été torturés pendant leur détention,
vraisemblablement dans une caserne. Ces tortures, comprenant des passages à tabac, des
décharges électriques et des semi-asphyxies, leur ont été infligées tout au long des
interrogatoires qu'ils ont subis sur les activités de l'EPR, ce qui porte à croire que
les ravisseurs faisaient partie des forces de sécurité et intervenaient dans le cadre
d'une opération anti-insurrectionnelle des services de renseignements .
Fredy Nava Ríos, étudiant de seize ans et recrue de l'armée rattachée au 49e bataillon
d'infanterie à Petatlán, dans l'État de Guerrero, a été vu pour la dernière fois le
25 mai 1997 . Ses proches se sont rendus plusieurs fois à la caserne de Petatlán pour
demander où il se trouvait. Il leur a d'abord été répondu que Fredy Nava avait
demandé des congés, puis qu'il était en permission. Le 18 juillet 1997, la Secretariá
de la Defensa Nacional (SEDENA, ministère de la Défense nationale) a cependant informé
son père, Manuel Nava Baltazar, qu'un mandat de dépôt avait été délivré contre
Fredy Nava au motif qu'il aurait déserté l'armée, tout en niant qu'il ait jamais été
détenu par les militaires. Or un soldat a affirmé à Manuel Nava que son fils avait
été détenu quatre jours dans une caserne d'Atoyac (État de Guerrero), où, ligoté et
les yeux bandés, il avait subi des passages à tabac qui avaient apparemment pour but de
lui faire " avouer " sa participation à des affrontements survenus entre
l'armée et l'EPR, le 27 mai 1997. Il aurait été transféré par la suite au Campo
Militar N° 1 (camp militaire n°1), à Mexico. Fin janvier 1999, on n'avait toujours
aucune nouvelle de lui .
Gregorio Alfonso Alvarado López, enseignant et chef de file de la Coordinación Estatal de Trabajadores de la Educación, syndicat d'enseignants de l'État de Guerrero, ainsi que du Consejo Guerrerense 500 Años de Resistencia Indigena, Negra y Popular, organisation non gouvernementale de défense des droits des populations indigènes, a été enlevé par un groupe armé à Chilpancingo (Guerrero), le 26 septembre 1996. Quelques jours après sa " disparition ", une délégation composée de son épouse, Norma Lorena Valdez Santos, et de membres de l'ONG, a déposé une plainte officielle auprès du ministre de l'Intérieur de l'État concernant son enlèvement et sa " disparition ". Le ministre a démenti toute implication des autorités dans cette affaire et a déclaré aux membres de la délégation que des groupes paramilitaires échappant au contrôle des autorités opéraient dans l'État de Guerrero. À deux reprises, en janvier et en août 1996, Gregorio Alvarado López avait porté plainte contre la CNDH et l'organisme correspondant au niveau de son État, parce qu'il était suivi depuis 1995 par des inconnus circulant à bord de voitures immatriculées dans le District fédéral et l'État de Guerrero. Leurs occupants l'auraient pris en photo, ainsi que sa maison et sa famille, plaçant cette dernière sous surveillance. L'enquête menée par le ministère public de Guerrero a révélé qu'une des voitures au moins appartenait à la Policía Judicial Federal (police judiciaire fédérale).
4. Les exécutions extrajudiciaires
Il est souvent fait état d'exécutions extrajudiciaires commises par les forces de
sécurité, dont les responsables sont rarement traduits en justice. Ces exécutions sont
liées à des infractions de droit commun, ainsi qu'à des opérations
anti-insurrectionnelles. Lorsque les responsables présumés font partie des forces
armées, l'affaire relève de l'appareil judiciaire militaire.
Le 28 juin 1995, 17 paysans non armés ont été massacrés près d'Aguas Blancas (État de Guerrero) par des membres de la police motorisée d'État . Ces paysans se rendaient à Atoyac de Alvarez, où ils comptaient manifester contre la " disparition " de Gilberto Romero Vásquez, lorsque la police leur a tiré dessus au hasard, à faible distance. Bien que la Cour suprême du Mexique ait conclu en avril 1996 que les policiers agissaient sur ordre de fonctionnaires de haut rang, et que le gouverneur de l'État était lui-même impliqué, aucune enquête approfondie et indépendante n'a été effectuée jusqu'ici sur leur participation présumée à cette affaire.
En septembre 1997, plusieurs opérations spectaculaires
associant des policiers et des militaires ont eu lieu à Mexico, pour répondre,
semble-t-il, aux préoccupations suscitées dans la population par la montée de la
criminalité. À cette occasion, six jeunes hommes ont été appréhendés dans le
quartier de Buenos Aires par une unité composée de militaires et de policiers . Les
corps des victimes, découverts plusieurs jours plus tard, portaient des traces de
torture.
En décembre 1997, un commando militaire a mené une opération à San Juan de Ocotá,
dans l'État de Jalisco. Les soldats, qui faisaient partie du Grupo Aeromóvil de Fuerzas
Especiales (GAFE, Groupe de forces spéciales aéromobiles), ont arrêté 20 civils, dont
plusieurs auraient été torturés. Une des victimes est morte, apparemment des suites de
torture. Vingt-huit soldats ont été maintenus en détention militaire à cause de cette
affaire, dont avait été saisi un tribunal militaire. En janvier 1999, aucun d'entre eux
n'avait été condamné.
Le 22 décembre 1997, 45 hommes, femmes et enfants indigènes non armés ont été tués dans la communauté d'Acteal, qui fait partie de la ville de Chenalhó, dans l'État du Chiapas. À la suite de ce massacre, 97 personnes ont été placées en détention, en particulier le presidente municipal (maire de la ville) et 11 membres ou anciens membres des forces de sécurité, y compris un ancien général de brigade et un soldat. En décembre 1998, un Fiscal Especial (procureur spécial), désigné pour enquêter sur cette affaire, a publié un Libro Blanco Sobre Acteal [Livre blanc sur Acteal, Chiapas, 19 novembre 1998, p. 90]. Ce texte n'expliquait pas les circonstances exactes du massacre et ne comportait pas d'enquête sur la responsabilité des autorités, en dépit de la négligence dont avaient fait preuve certains fonctionnaires de haut niveau le jour du massacre et durant l'année qui avait précédé. Le rapport conclut pourtant que l'une des causes du massacre est l'absence d'organes chargés de faire respecter la loi et l'indifférence des autorités locales à cet égard . Il explique en détail de quelle manière les agents locaux de la sécurité publique ont participé à l'armement du groupe " paramilitaire " responsable de ce massacre, groupe qui se trouve en relation avec les autorités, mais il n'indique pas jusqu'à quel niveau hiérarchique de telles relations sont entretenues avec les fonctionnaires. De même, il n'explique pas pourquoi les forces de sécurité présentes sur le terrain n'ont pas réussi à empêcher le massacre, qui a duré plus de cinq heures. La réticence des autorités à traiter sérieusement le problème de la violence paramilitaire dans le Chiapas est d'autant plus apparente que les événements du 22 décembre 1997 n'ont pas débouché sur une enquête qui ne se limite pas au massacre lui-même et aux faits qui se sont produits l'année précédente, en dépit de toutes les personnes ayant demandé après le massacre qu'une information soit ouverte sur les activités paramilitaires dans l'État du Chiapas. En janvier 1998, le procureur général de la République, Jorge Madrazo de Cuéllar, a indiqué à la télévision nationale que ses services avaient recensé 12 groupes armés dans le Chiapas, outre l'EZLN, et qu'ils devaient se renseigner sur leurs ressources et l'origine de leurs armes. Pour les organisations non gouvernementales mexicaines de défense des droits humains, le manque d'ardeur des autorités face à ce problème indique que les groupes paramilitaires font partie intégrante d'une stratégie de l'État, qui s'en sert, en dehors et en plus de l'armée et de la police, pour faire contrepoids à l'EZLN.
En juin 1998, 20 personnes au moins ont perdu la vie
dans deux affaires différentes impliquant les forces de sécurité, à El Charco
(Guerrero) et à El Bosque (Chiapas) . Certaines auraient été victimes d'exécutions
extrajudiciaires. En janvier 1999, l'enquête officielle ouverte au sujet de ces homicides
n'avait toujours pas élucidé les circonstances exactes, les modalités et les causes des
décès constatés. L'affaire d'El Charco, qui a entraîné la mort de 11 civils, fait
l'objet d'une enquête des services du procureur général militaire, bien qu'on ne sache
pas encore si elle inclura les accusations portées par deux des personnes détenues à El
Charco concernant les actes de torture que leur auraient fait subir les militaires avant
de les confier aux services du procureur général. Il est d'ailleurs préoccupant que les
représentants de ces services, lors d'un entretien avec une délégation d'Amnesty
International en septembre 1998, soient allés jusqu'à affirmer que ceux qui portent ces
accusations de torture n'ont jamais été détenus dans des installations militaires.
Les médias et la communauté internationale se sont surtout intéressés aux événements
qui ont fait beaucoup de victimes, mais il arrive souvent que des particuliers soient
exécutés de manière extrajudiciaire par les forces de la sécurité publique ou tués
en raison d'un recours excessif à la force.
Pedro Hernández Monjaras et Selerino Jiménez Almaraz,
deux paysans indigènes zapotèques de la communauté de San Agustín Loxicha, dans
l'État d'Oaxaca, ont été enlevés respectivement le 23 avril et le 9 mai 1997 par des
membres de la police judiciaire des États . Parmi les témoins figuraient Riquilda
Hernández Martínez, la fille de Pedro Hernández, et María Estela García Ramírez, la
femme de Selerino Jiménez. Lorsque les proches ont interrogé les autorités à leur
sujet, on leur a montré les corps des deux hommes en leur disant qu'ils avaient été
tués quelques heures après avoir été vus pour la dernière fois par leur famille, lors
d'un affrontement armé, alors que, selon les témoins, ils avaient été emmenés de chez
eux sans armes. Ces homicides n'ont donné lieu à aucune inculpation. Ils se sont
produits à l'occasion d'une opération qui s'est traduite par l'arrestation entre juin
1996 et septembre 1997 de plus de 100 habitants de la région de Loxicha, soupçonnés par
les autorités d'appartenir au groupe d'opposition armé de l'EPR ou de lui apporter leur
aide.
Le 3 septembre 1997, Aureo Mendoza Rosales et Jesús Leyva ont été mis en détention et
auraient été torturés par les membres de la police judiciaire dans la municipalité de
Yautepec (État de Morelos) . D'après Jesús Leyva, les deux hommes ont été placés
dans une cellule de la municipalité et soumis à des actes de torture, en particulier de
violents passages à tabac et des simulacres d'exécution, imputables à la police
judiciaire. Le corps d'Aureo Mendoza Rosales a été retrouvé quelques jours plus tard à
Cuautla, dans le même État. Jesús Leyva a été relâché et menacé de mort s'il
parlait. Le 6 novembre 1997, à la suite d'une plainte de l'épouse d'Aureo Mendoza
Rosales, la CNDH a demandé l'exhumation du corps. L'autopsie a révélé plus de 50
blessures par balles.
En février 1998, plusieurs paysans qui venaient de rencontrer des représentants d'une organisation de défense des droits humains pour lui apporter des témoignages ont été pris dans une embuscade, dans le nord du Chiapas, près d'un poste de police de la Seguridad Pública (sécurité publique). Les survivants de l'attaque ont accusé des membres de Paz y Justicia (Paix et justice) d'avoir tué d'un coup de feu José Tila López, l'un de leurs compagnons. Paz y Justicia est un groupe qui se définit comme une organisation civile d'aide au développement, mais qui serait en fait un groupe armé pro-PRI aux fonctions essentiellement paramilitaires. Un seul membre du groupe accusé se trouvait en détention en janvier 1999 ; pourtant, des témoins oculaires avaient identifié certains des autres participants présumés à cette attaque, qui, d'après la presse, auraient échappé à la détention grâce à des informa-tions divulguées par la police .
5. La persécution des
défenseurs des droits humains
Les défenseurs des droits humains doivent faire face à de multiples actes d'intimidation
et de harcèlement au Mexique, à cause de leurs activités de promotion et de protection
des droits humains . Il est rare qu'ils soient victimes d'exécutions extra-judiciaires,
de " disparitions " ou de tortures, mais ils font souvent l'objet, d'après les
informations recueillies par Amnesty International, de menaces de mort, d'agressions
armées et de mises en détention arbitraires.
Les défenseurs mexicains des droits humains doivent aussi faire face à de nombreux
obstacles, voire à des tentatives délibérées d'obstruction dans leurs efforts
légitimes de promotion et de protection des droits humains. En particulier, l'accès aux
prisons leur est souvent refusé.
Dans les lieux reculés du pays, les défenseurs des droits humains sont particulièrement
exposés aux attaques des groupes " paramilitaires ". Le 15 février 1997, des
militants du Centro de Derechos Humanos "Fray Bartolomé de Las Casas" (CDHFBC,
Centre des droits humains Fray Bartolomé de las Casas), dans le Chiapas, se sont fait
tirer dessus par des membres de Paz y Justicia alors qu'ils essayaient d'échapper,
semble-t-il, à une embuscade qui leur avait été tendue dans la municipalité de
Sabanilla. L'un des membres du Centre a reçu une balle dans le bras et un observateur
international qui accompagnait le groupe a été blessé à la tête d'un coup de hache.
À la connaissance d'Amnesty International, les autorités n'ont pas mené d'enquête
approfondie et aucun des auteurs de cette agression n'a été traduit en justice. De tels
événements incitent les défenseurs des droits humains travaillant dans des endroits
isolés à limiter leurs déplacements au service de la lutte contre les violations des
droits humains, par crainte pour leur sécurité.
En novembre 1997, les évêques Raúl Vera et Samuel Rúiz ont survécu à une attaque
armée lancée par des membres d'un groupe paramilitaire, alors qu'ils rendaient visite à
des communautés indiennes dans l'État du Chiapas. Mgr Samuel Rúiz avait déjà reçu
des menaces de mort en raison de ses activités de défense des droits humains .
Des membres de l'organisation Ciudadanos en Apoyo a los Derechos Humanos (CADHAC, Union des citoyens pour la défense des droits humains), qui travaille sur des affaires de torture et de mauvais traitements infligés à des prisonniers dans l'État du Nuevo León, ont signalé qu'ils recevaient des menaces de mort depuis plusieurs années. En juin 1998, Sur Consuelo Morales Elizondo, présidente de l'organisation, a indiqué en outre que ses locaux étaient surveillés par la police. En décembre 1998, des fonctionnaires de l'administration locale ont interdit aux membres de la CADHAC de rencontrer des détenus en prison .
Indalecio Pérez Pascual est harcelé par les
autorités de l'État du Tabasco depuis la mi-96. En octobre 1998, il a dû se réfugier
dans une autre région du pays en raison d'une campagne visant à le discréditer, suivie
d'une inculpation pour meurtre. L'enquête engagée dans le cadre de cette affaire
apparaît complètement biaisée.
Indien chontal de trente-six ans, marié et père de cinq enfants, Indalecio Pérez
Pascual militait au sein du Comité de Derechos Humanos de Tabasco A.C. (Comité des
droits humains du Tabasco) et était membre du Comité de Derechos Humanos Indígenos de
Macuspana (Comité des droits humains indigènes de Macuspana), à Tabasco. Son travail
l'amenait souvent à s'occuper de plaintes concernant des affaires graves de violations
des droits humains dans l'État du Tabasco.
Indalecio Pérez Pascual a, semble-t-il, été victime d'abus de l'appareil judiciaire,
ainsi que d'une campagne de dénigrement menée dans la presse par les hommes politiques
locaux - qui l'associent à l'EPR. Il a par la suite été accusé d'avoir tué un membre
du PRD lors d'une manifestation qui s'est déroulée en juillet 1995. Le 24 septembre
1996, le juge de Villahermosa, dans l'État du Tabasco, aurait ordonné son arrestation
sans avoir pleinement examiné le dossier de l'enquête effectuée par le ministère
public. Depuis, Indalecio Pérez essaie de prouver son innocence par tous les moyens
légaux dont il dispose, sans résultat.
La CNDH a conclu le 31 août 1998 que l'enquête
entreprise par le ministère public manquait d'impartialité, car elle avait omis
plusieurs procédures requises par Indalecio Pérez, n'avait pas tenu compte de certains
des témoignages qu'il avait produits et accepté des témoignages accusateurs
manifestement fabriqués de toutes pièces. Elle a en outre fait remarquer que le
procureur chargé de l'enquête avait commis de graves erreurs en tardant à rechercher
les éléments balistiques qui auraient pu servir de preuves et en s'abstenant
d'approfondir les recherches sur les autres personnes accusées du crime. En outre, elle a
conclu que les griefs d'Indalecio Pérez à l'encontre de la Commission des droits humains
du Tabasco étaient fondés, au motif que celle-ci n'avait pas donné suite à sa plainte
concernant les irrégularités qui avaient marqué l'enquête.
La CNDH a recommandé que le gouverneur de l'État du Tabasco envoie ses conclusions aux
services du procureur général à Tabasco et que ces derniers déterminent si, compte
tenu des informations nouvelles fournies par la Commission, l'affaire Indalecio Pérez
devait être classée sans suite. La CNDH a également recommandé qu'une enquête soit
effectuée sur le comportement de plusieurs représentants du ministère public de
Macuspana et des services du procureur général du Tabasco, et que des sanctions soient
prononcées le cas échéant. Il apparaissait fin 1998 que les autorités de l'État du
Tabasco n'avaient pas suivi les recommandations de la CNDH.
D'autres informations indiquent que le cas d'Indalecio
Pérez n'est pas isolé et que le harcèlement des membres du Comité des droits humains
du Tabasco semble une pratique bien établie. Plus récemment, le père Francisco Goitia
Prieto, prêtre qui assume la présidence du Comité, a été accusé de meurtre à la
suite d'un accident de la circulation survenu en novembre 1997. Il a lui aussi fait
l'objet d'une campagne de dénigrement ; au même moment, les frères de la victime ont
déposé une plainte à cause de pressions exercées par la police judiciaire pour les
contraindre à porter eux-mêmes plainte à l'encontre du prêtre.
Dans les mois qui ont suivi le massacre d'Acteal (survenu en décembre 1997), sans doute
pour limiter les activités internationales de surveillance de la situation dans le
Chiapas, le gouvernement a expulsé du Mexique des dizaines d'observateurs étrangers
chargés de veiller au respect des droits humains dans cette région. Aucune des personnes
expulsées n'a pu contester cette décision devant les tribunaux ou faire appel.
Parmi elles se trouvait le prêtre français Michel Chanteau, qui s'occupait d'une
paroisse du Chiapas depuis trente-deux ans et militait en faveur des droits humains. Mis
en détention dans le Chiapas le 26 février 1998, il a été transféré à Mexico, où
il a été interrogé pendant sept heures sans pouvoir consulter un avocat. Pendant sa
détention, l'Instituto Nacional de Migración (Institut national de l'immigration) a
refusé d'informer son diocèse et les ONG de défense des droits humains de son sort
ainsi que de sa situation au regard de la loi. Le père Chanteau avait déposé auprès
des services du procureur général une plainte concernant des menaces de mort qu'il
aurait reçues du maire de Chenalhó un mois exactement avant le massacre d'Acteal. Le
maire de Chenalhó a par la suite été inculpé d'homicide, de violences et d'infractions
à la législation sur les armes à feu en relation avec le massacre d'Acteal.
Thomas Hansen, ancien directeur de Pastors for Peace (Pasteurs pour la paix), ONG basée aux États-Unis, a passé vingt-quatre heures en détention sans pouvoir consulter un avocat. Il a lui aussi été expulsé en février 1998, sans être autorisé à exercer son droit d'être entendu ou de faire réexaminer son cas par une autorité compétente. L'expulsion a par la suite été contestée avec succès devant les tribunaux et l'interdiction concernant son retour au Mexique a été levée. Le gouvernement a fait appel de cette décision, mais l'affaire était encore en instance fin 1998.
En mai 1998, le ministère de l'Intérieur a décidé
que les observateurs étrangers désireux de visiter le Mexique pour y étudier la
situation des droits humains devraient être munis de visas . Il en résulte que les
représentants des organisations de défense des droits humains ont davantage de
difficultés à faire leur travail, en raison des éléments suivants : le délai
d'obtention des visas ; la limitation à dix jours de la durée des visites, sauf
circonstances exceptionnelles ; et l'obligation de donner des informations précises sur
les endroits visités et les organisations contactées, ce qui compromet la
confidentialité dont doivent bénéficier les victimes, les familles et les témoins.
Amnesty International reconnaît le droit des autorités à contrôler l'entrée des
visiteurs étrangers au Mexique. Cependant, les nouvelles dispositions relatives aux
visas, dans la mesure où elles empêchent les habitants du Mexique de s'adresser sans
restriction aux organes internationaux compétents en matière de défense des droits
humains, vont à l'encontre de l'esprit et du but de l'article 9-4 de la Déclaration des
Nations unies sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la
société de promouvoir et de protéger les droits de l'homme et les libertés
fondamentales universellement reconnus, adoptée par l'Assemblée générale des Nations
unies le 9 décembre 1998. L'article 9-4 dispose :
"
toute personne a le droit, individuellement ou en association avec d'autres,
de s'adresser sans restriction aux organes internationaux compétents de manière
générale ou spéciale pour recevoir et examiner des communications relatives aux droits
de l'homme, et de communiquer librement avec ces organes. "
RECOMMANDATIONS
Amnesty International se félicite des mesures prises ces dernières années par le
gouvernement mexicain, afin de protéger les droits humains. Elle constate, toutefois,
qu'elles n'ont pas permis d'abolir les violations de ces droits, qui se poursuivent en
toute impunité.
Amnesty International fait les recommandations suivantes au gouvernement mexicain :
veiller à ce que toutes les allégations concernant des actes de torture, des exécutions extrajudiciaires et des " disparitions " fassent l'objet d'enquêtes approfondies et efficaces, que leurs conclusions soient rendues publiques et que les responsables soient traduits en justice. Tous les fonctionnaires impliqués dans ces violations doivent être suspendus de leurs fonctions jusqu'à ce qu'une enquête indépendante ait été menée et que la procédure judiciaire engagée contre eux soit terminée ;
approuver des lois qui placent tous les cas de torture, d'exécution extrajudiciaire et de " disparition " sous la compétence de tribunaux civils. La législation mexicaine doit inclure le crime de " disparition ", conformément aux normes internationales ;
veiller à ce que les représentants de la loi se conforment aux dispositions des articles pertinents du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, en particulier de l'article 9-1 du Pacte et de l'article 7-3 de la Convention, qui interdisent l'arrestation et la détention arbitraires ;
faire en sorte que les représentants de la loi respectent pleinement les droits humains, conformément aux normes internationales, en particulier au Code de conduite des Nations unies pour les responsables de l'application des lois ;
prendre des mesures pour garantir l'indépendance des autorités judiciaires, en particulier des juges et des procureurs, conformément aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l'indépendance de la magistrature et aux Principes directeurs des Nations unies applicables au rôle des magistrats du Parquet ;
veiller à ce que les droits des défenseurs nationaux et internationaux des droits humains à mener leurs légitimes activités soient pleinement respectés, conformément aux dispositions de la Déclaration des Nations unies sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et de protéger les droits de l'homme et les libertés fondamentales universellement reconnus ; veiller aussi à ce que la réglementation actuellement en vigueur quant aux visas exigés des observateurs internationaux chargés de surveiller la situation des droits humains au Mexique soit mise en conformité avec cette déclaration ;
mettre en application les recommandations formulées
par le Comité des droits de l'homme des Nations unies, le Comité des Nations unies
contre la torture (avril 1997), le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture
(janvier 1998) et la Commission interaméricaine des droits de l'homme (septembre 1998) ;
inviter aussi les rapporteurs spéciaux sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou
arbitraires et sur l'indépendance des juges et des avocats à se rendre au Mexique.
La version originale en langue anglaise de ce document a été
publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres
WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Mexico: Under the Shadow of Impunity. Seule la
version anglaise fait foi.
La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au
Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI
- mars 1999.
Vous pouvez également consulter le site ÉFAI sur internet : http://efai.i-france.com