Index AI : AMR 34/020/00
mai 2000
Amnesty International et l’impunité au Guatémala
Le sujet de préoccupation majeur d’Amnesty International concernant le Guatémala est la lutte contre l’impunité qui a prévalu jusqu’à présent dans la quasi-totalité des dizaines de milliers de cas de violations des droits humains perpétrées par les services de sécurité guatémaltèques au cours des trois dernières décennies. Amnesty International a réuni des informations exhaustives sur ces violations, au fur et à mesure qu’elles ont été commises[1], et celles-ci ont été exposées en détail dans deux récents rapports très importants sur la situation des droits humains au Guatémala : le Proyecto de Recuperación de la Memoria Histórica (REMHI, projet « Récupération de la mémoire historique ») de l’Église guatémaltèque et le rapport préparé par la Comisión para el Esclarecimiento Histórico (Commission pour la clarification historique, ou Commission de la vérité), créée dans le cadre des accords de paix sous le parrainage des Nations unies[2].
Les violations ont été commises sur une grande échelle, particulièrement pendant les années où l’armée a conduit de brutales opérations anti-insurrectionnelles dans les régions montagneuses du Guatémala, où la population est majoritairement composée de groupes ethniques locaux. La Commission de la vérité est notamment arrivée à la conclusion que l’armée guatémaltèque s’était rendue coupable d’actes de génocide dans quatre régions du pays.
Cependant, malgré la publication des recommandations de la Commission de la vérité en février 1999 et la signature des accords de paix qui ont, en décembre 1996, formellement mis fin au conflit armé qui déchirait depuis longtemps le Guatémala, rien n’a pas été fait à ce jour, ou si peu, pour rendre justice aux victimes des exactions commises dans le contexte de la guerre civile ; un très faible nombre seulement des personnes soupçonnées d’être responsables des atteintes aux droits humains perpétrées par le passé ont été traduites en justice. En revanche, des témoins et d’autres personnes impliquées dans les rares procès ouverts pour que justice soit faite dans les affaires de violations flagrantes de ces droits ont été l’objet d’agressions et de manœuvres d’intimidation.
Lors de son entrée en fonction en janvier de cette année, le nouveau président du Guatémala, Alfonso Portillo, a annoncé qu’il allait charger le gouvernement d’appliquer les recommandations de la Commission de la vérité mais, jusqu’à présent, il n’existe que très peu d’indices tangibles montrant qu’il entend honorer sa promesse.
Amnesty International considère que l’application des recommandations de la Commission de la vérité est une mesure essentielle en vue de mettre fin à l’impunité au Guatémala, et continue à soutenir de diverses manières les tentatives qui sont faites pour traduire en justice les responsables d’atteintes perpétrées par le passé, notamment en exhortant sans relâche le gouvernement à agir en ce sens ; en encourageant les initiatives visant à exhumer les victimes des charniers ; en envoyant des observateurs de l’Organisation assister à d’importants procès pour atteintes aux droits humains et en soutenant tout ce qui est mis en œuvre pour lutter contre l’impunité.
Amnesty International soutient également les familles dans leur quête incessante pour retrouver leurs proches « disparus ». De nouvelles initiatives sont lancées au Guatémala par des parents qui cherchent à retrouver leurs jeunes enfants « disparus » pendant le conflit, et qui pourraient avoir été adoptés, et par des groupes d’adultes qui étaient enfants au moment de la « disparition » de leurs parents et s’organisent aujourd’hui pour exiger que la lumière soit faite sur leur sort et que les responsables soient traduits en justice.
Saisir les tribunaux pour faire face à l’impunité
Ce n’est que depuis quelques années que les ONG locales, les victimes et ceux qui les soutiennent sentent qu’ils peuvent tenter de faire traduire en justice les responsables d’atteintes flagrantes aux droits humains. Pour ce faire, ils ont recours à ces trois principales possibilités :
- intenter une action à l’étranger lorsque les crimes invoqués relèvent du principe de la juridiction universelle (suivant l’exemple du général Pinochet en Espagne), comme pour la plainte déposée en décembre 1999, en Espagne, auprès de l’Audience nationale par la Fondation Rigoberta Menchú contre six responsables des forces armées et deux civils, accusés de génocide, de torture, de terrorisme, de meurtre et de détention illégale ;
- saisir le mécanisme interaméricain, qui a récemment annoncé être parvenu à des « accords amiables » avec le gouvernement guatémaltèque dans un certain nombre de cas ;
- engager des poursuites au Guatémala ; c’est ce qui a été fait dans divers cas individuels suivis de près par Amnesty International, comme par exemple dans les affaires concernant l’exécution extrajudiciaire en 1990 de Myrna Mack, les atteintes aux droits humains perpétrées à Tululché au début des années 80 par un ancien auxiliaire militaire, et les massacres commis par l’armée au début des années 80 à Dos Erres, Rio Negro et Tululché[3].
Outre ces actions en justice portant sur des cas individuels, le Centro para la Acción Legal en Derechos Humanos (CALDH, Centre pour la poursuite en justice des responsables de violations des droits fondamentaux), une des principales ONG guatémaltèques, a récemment aidé plusieurs survivants de massacres d’indigènes regroupés dans une nouvelle organisation, l’Asociación Reconciliación para la Justicia (Association réconciliation pour la justice), à déposer une plainte contre plusieurs anciens responsables du gouvernement du général Fernando Romeo Lucas García (7 juillet 1978-23 mars 1982) pour les massacres perpétrés contre leurs villages au cours de cette période.
L’action intentée par l’Association réconciliation pour la justice et le CALDH
Le CALDH a travaillé avec l’Association réconciliation pour la justice pendant trois ans pour rassembler les éléments de preuve qui étayeront une action visant à faire traduire en justice plusieurs membres du haut commandement militaire, qu’ils accusent d’être responsables des massacres dont ont été victimes neuf communautés indigènes des régions montagneuses du Guatémala.
L’action en justice a été annoncée lors d’une réunion publique qui s’est tenue à Guatémala, capitale du pays, le 3 mai 2000 et au cours de laquelle il a été rendu hommage aux victimes. La plainte a été formellement déposée le même jour auprès des services du ministère public par l’Association pour la réconciliation, qui a bénéficié de l’aide juridique du CALDH. Elle mettait nommément en cause trois membres du haut commandement du régime militaire guatémaltèque en poste d’octobre 1981 à mars 1982 et les désignait comme les responsables du génocide commis contre la population civile maya, de crimes contre l’humanité et de violations du droit international humanitaire. Les personnes mises en cause sont Fernando Romeo Lucas García, président de la République du Guatémala du 7 juillet 1978 au 23 mars 1982 ; Luís Rene Mendoza Palomo, ministre de la Défense du 15 août 1981 au 23 mars 1982 ; et Manuel Benedicto Lucas García, chef d’état-major de l’armée guatémaltèque du 15 août 1981 environ au 24 mars 1982.
Les
éléments de preuve qui étayent les accusations se rapportent à dix massacres
perpétrés contre neuf communautés de quatre régions du pays où la
population est majoritairement indigène (Rabinal, Baja Verapaz ; San
Martin Jilotepeque, Chimaltenango ; Ixcán, El Quiché ; et Triángulo
Ixil, El Quiché) durant une période de quatre mois à compter de décembre
1981. Plus de 800 civils indigènes ont été tués au cours de ces massacres.
D’autres ont été gravement blessés et traumatisés ou soumis à des actes
de torture, dont des viols collectifs ; ils ont assisté à la destruction
gratuite de leurs récoltes et de leurs maisons, ainsi qu’au déplacement et
à l’anéantissement de leur communauté.
Une
survivante d’un massacre allume une bougie en mémoire des victimes
lors de la cérémonie commémorative du 3 mai. |
Les massacres ont été perpétrés dans le cadre de la stratégie anti-insurrectionnelle fondée sur la tactique de la terre brûlée, lancée sous le gouvernement de Lucas García à la fin des années 70 et au début des années 80. Cette campagne de répression massive à l’encontre des civils visait à anéantir le soutien apporté par la population à la guérilla dans les communautés mayas rurales de l’ouest et du nord-ouest du pays. Au cours de cette campagne, des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants et de personnes âgées ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires, de nombreux massacres et d’actes de torture, dont le viol.
La Commission de la vérité a conclu que des « agents de l’État guatémaltèque, dans le cadre des opérations anti-insurrectionnelles menées entre 1981 et 1983, ont commis des actes de génocide contre des groupes de population maya qui vivaient dans les quatre régions considérées » (nord de Huehuetenango ; Ixil, El Quiché ; Maya-K’iche’, El Quiché ; et Rabinal, Baja Verapaz).
La Commission de la vérité a reconnu la nécessité d’ouvrir des procès au Guatémala : « […] Les crimes pour lesquels l’extinction de la responsabilité pénale ne s’applique pas aux termes de ladite loi [Loi de réconciliation nationale] doivent faire l’objet de poursuites, être jugés et sanctionnés […] ».
Protection des témoins
Par le passé, des témoins qui ont tenté d’entamer des poursuites contre les personnes soupçonnées d’être responsables de violations des droits humains ont été l’objet de menaces et de représailles[4]. Pendant la durée de ces poursuites, le CALDH et l’Association réconciliation pour la justice organisent donc un système d’escorte internationale pour les communautés qui ont déposé la plainte, afin d’empêcher tout acte de représailles à leur encontre.
Amnesty International soutient l’action en justice engagée par l’Association et le CALDH ainsi que toutes les initiatives visant à lutter contre l’impunité
Amnesty International considère qu’il est essentiel que les responsables de violations des droits humains commises par le passé au Guatémala soient traduits en justice et soutient par conséquent toutes les initiatives visant à lutter contre l’impunité[5]. Dans ce contexte, elle estime que l’action intentée par l’Association pourrait être cruciale pour commencer à creuser une brèche dans le mur de l’impunité au Guatémala :
1. c’est la première fois que des membres du haut commandement militaire sont directement accusés de crimes de génocide au Guatémala. Un tel procès est possible car la Loi de réconciliation nationale, approuvée par le Congrès en 1996 et constituant l’un des volets des accords de paix — en fait une loi d’amnistie —, dispose néanmoins que « l’extinction de la responsabilité pénale ne s'applique pas aux crimes de génocide qui sont imprescriptibles ». Si ce procès se tient devant les tribunaux nationaux, cela représentera un énorme pas en avant dans la lutte contre l’impunité au Guatémala ; un tel procès pourrait en outre renforcer un appareil judiciaire faible et corrompu ;
2. c’est aussi la première fois que les victimes de violations massives des droits humains intentent une action en justice contre les auteurs intellectuels de tels crimes. S’ils obtiennent satisfaction, il sera fait droit à la plupart des demandes des victimes visant à obtenir justice et réparation, ce qui contribuera à s’acheminer vers une véritable réconciliation dans le pays ;
3. un tel procès pourrait enfin avoir un impact pédagogique énorme au Guatémala en sensibilisant les Guatémaltèques aux normes nationales et internationales en matière de droits humains et à leur propre histoire, et en montrant que le système juridique peut être utilisé pour obtenir justice et réparation.
Cette action en justice s’inscrit d’ailleurs dans le droit fil de la résolution du Parlement européen sur le Guatémala du 18 mai 2000, par laquelle le Parlement « invite les autorités guatémaltèques à mener à bien leurs enquêtes sur les crimes contre l’humanité commis au Guatémala au cours de la guerre civile et à traduire en justice les responsables de ces crimes » et « invite la Commission et les États membres à apporter leur soutien aux initiatives en cours visant à traduire en justice les responsables de crimes contre l’humanité au Guatémala[…] ».
Pour exprimer son soutien à cette importante initiative, des délégués d’Amnesty International ont participé à la manifestation de mai 2000 au cours de laquelle l’Association réconciliation pour la justice et le CALDH ont annoncé qu’ils allaient engager des poursuites contre Manuel Lucas García, Luis Mendoza Palomo et le général Lucas García. Ils ont expliqué la position de l’Organisation concernant les questions relatives à l’impunité et ont exposé les informations qu’elle a rassemblées sur les violations des droits humains commises durant la période considérée, qui viennent à l’appui de l’action en justice
La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par
Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres
WC1X 0DW, Royaume-Uni, sous le titre GUATEMALA:
Breaking the Wall of Impunity: Prosecution for Crimes against Humanity.
Seule la version anglaise fait foi.
La version française a été traduite et diffusée
aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS
FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL – ÉFAI – août 2000.
[1] Voir par exemple les documents intitulés Guatémala. Massacres dans les zones rurales : les assassinats politiques continuent au Guatémala (AMR 34/34/82) et Guatémala. Préoccupations actuelles d’Amnesty International au Guatémala (AMR 34/04/87
[2] Pour en savoir plus sur la Commission de la vérité, se reporter au document AMR 34/05/99
[3] Voir par exemple les documents AMR 34/18/98, AMR 34/32/98 et leurs mises à jour, ainsi qu’AMR 34/13/99 et ses mises à jour.
[4] Voir par exemple AMR 34/32/98 et ses mises à jour, et AMR 34/13/99 et ses mises à jour.
[5] Voir par exemple les communiqués de presse dans lesquels Amnesty International exprime son soutien aux poursuites engagées en Espagne par la Fondation Rigoberta Menchú contre d’anciens responsables de l’appareil d’État accusés de génocide, de torture, de terrorisme, de meurtre et de détention illégale (AMR 34/08/00 et AMR 34/10/00.)