APPEL AU PREMIER MINISTRE
POUR UNE ETHIQUE DE PRECAUTION
Proposition pour les étrangers non - régularisés par la circulaire du Ministère de l'Intérieur du 24 juin 1997 et encourant des dangers en cas de renvoi dans leur pays
14 janvier 1999
Action des Chrétiens pour l'Abolition de la Torture (ACAT)
Amnesty International Section Française (AISF)
Association Primo Levi
France Terre d'Asile
Sommaire
Préambule
Les réfugiés sans statut
Un critère inaccessible
La situation
actuelle: témoignages
Le critère l.9 en chiffres
La qualité du risque
Dysfonctionnements et erreurs
Les conséquences
des rejets
L'accréditation du tortionnaire
L'asile au noir
Un réexamen fondé sur une éthique de précaution
Au printemps 1997, la volonté du gouvernement de "mettre fin à la situation intolérable ou inextricable dans laquelle se trouvent certains étrangers présents sur notre territoire" suscite un formidable espoir chez les étrangers en situation irrégulière, et en particulier chez les demandeurs d'asile déboutés. Le 24 juin 1997, une circulaire du Ministère de l'Intérieur invite les préfets à examiner les demandes de "certaines catégories d'étrangers" selon neuf critères, issus des propositions faites par les médiateurs de Saint Bernard et reprises par la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme (CNCDH).
Pour les organisations d'aide aux demandeurs d'asile, la déception est à la hauteur de l'espérance. Elles découvrent rapidement l'interprétation extrêmement restrictive et rigide que l'administration fait des critères spécifiques aux réfugiés. A la différence des familles, principales bénéficiaires des régularisations, les demandeurs d'asile déboutés sont, dans leur très grande majorité, rejetés par les préfectures, qui appliquent à la lettre le dernier critère, dit 1.9, consacré aux "personnes n'ayant pas le statut de réfugié politique qui pourraient courir des risques vitaux en cas de retour dans leur pays d'origine". A quelques exceptions près, seuls réussissent ceux dont la demande est fondée sur plusieurs critères.
Au fil des mois, les intervenants de l'Association Primo Levi, d'Amnesty International, de l'ACAT et de France Terre d'Asile ont pris connaissance avec une incompréhension doublée d'un grand sentiment d'injustice des innombrables refus formulés par les préfectures. La colère les a gagnés à la lecture des motifs invoqués: impossibles à prouver, les risques vitaux en cas de retour dans le pays d'origine constituent une barrière infranchissable. S'y ajoutent les erreurs internes de l'administration et une réelle méconnaissance des situations politiques rapportées.
Aujourd'hui, leur ultime recours épuisé, les personnes concernées sont à la merci d'un arrêté de reconduite à la frontière. Elles connaissent parfaitement la "qualité" du risque encouru: au mieux, les menaces, le harcèlement, au pire, la torture, la mort.
C'est la raison pour laquelle à l'initiative de l'Association Primo Levi, l'ACAT, Amnesty International Section Française (AISF) et France Terre d'Asile souhaitent exposer publiquement la situation de ces étrangers non régularisés. Ces quatre associations veulent montrer, témoignages à l'appui, comment le critère 1.9 a été refusé à des personnes présentant des demandes de régularisation légitimes.
Soucieuses de protéger des étrangers en grand danger, l'ACAT, MSF, l'Association Primo Levi et France Terre d'Asile demandent au Premier Ministre que soit abandonnée la logique de preuve choisie par le gouvernement français au profit d'une éthique de précaution, prenant en compte la réalité humaine des situations de demandeurs d'asile, originaires de pays violant de façon avérée les droits de l'homme et appartenant à des groupes menacés.
Au printemps 1996, plusieurs centaines de "sans-papiers ", menacés de renvoi, occupent différents lieux, dont l'église Saint-Bernard, pour alerter l'opinion sur leur situation désespérée. Largement soutenu par les médias, ce premier affrontement montre l'absurdité de certaines décisions de l'administration - séparation des familles, renvoi de travailleurs insérés,..- et constitue le point de départ d'une contestation de la politique d'immigration et d'asile française par une grande partie du monde associatif et de la société civile.
Dans le même temps, la baisse du nombre de demandeurs d'asile, principalement due aux accords européens de lune contre l'immigration, à l'instauration de barrières plus efficaces entre les pays,... s'accompagne d'une chute significative du nombre de statuts de réfugié reconnus. Aux frontières comme dans les préfectures, on poursuit l'immigré "économique"! Cette raréfaction est aggravée par l'application de plus en plus restrictive que fait la France de la Convention de Genève 1 : ainsi sont en général exclues du statut de réfugié les personnes menacées par des groupes non étatiques. Les Algériens harcelés par les CIA en constituent l'exemple le plus connu... .mais qu'en est-il de la Somalie, du Liberia,... lorsque l'Etat a disparu?
Ainsi, pour les années les plus récentes, les demandeurs qui sollicitent un statut pour la première fois primo-arrivants l'obtiennent dans environ 5% des cas au niveau de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides 2 (OFPRA) et 5% au niveau de la Commission de Recours des Réfugiés. Si l'on tient compte, comme le fait l'OFPRA, des décisions prises au titre de l'unité de la famille - conjoints, enfants atteignant leur majorité, ascendants à charge,... - et des demandes de réexamen, on atteint un taux de reconnaissance de 17 % en 1997, soit 4.112 statuts accordés, dont 836 par la Commission des Recours 3.
De plus en plus sévère, l'exigence des preuves à apporter accroît en France le nombre de personnes qui n'ont eu d'autre choix que l'exil pour sauver leur vie, leur liberté ou leur dignité et qui, déboutées du droit d'asile, sont à la merci d'une reconduite à la frontière et des pires persécutions en cas de retour dans leur pays d'origine.
Soucieuses de trouver une issue positive à ces drames humains, plusieurs personnalités 4 - les médiateurs de Saint-Bernard - puis la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme (CNCDH) proposent au gouvernement un certain nombre de critères permettant de mieux apprécier l'intégration de personnes en situation irrégulière. Il s'agit notamment des conjoints de Français ou d'étrangers en situation régulière ou de réfugiés statutaires, des familles constituées de longue date, des enfants d'étrangers en situation régulière, des étrangers sans charge de famille, des malades, des étudiants et des étrangers en danger en cas de renvoi dans leur pays.
Pressé par l'opinion publique, légitimé par le Conseil d'Etat 5, le Ministre de l'intérieur édicte, le 24 juin 1997, une circulaire dont la vocation est de résoudre, de façon temporaire, les situations de certaines catégories d'étrangers.
1 Voir Annexe 6 le statut de réfugié, Convention de Genève, 1951
2 Sur le rôle et le fonctionnement de l'OFPRA et de la Commission des Recours, nous suggérons au lecteur de se reporter au document publié par AISF et FTDA : Droit d'asile en France, état des lieux, juillet 1997
3 Voir en Annexe 6 les informations chiffrées relatives aux demandes de statut en France.
4 parmi les médiateurs des " sans-papiers " : Jean-François Berjonnaux, Monique Chemillier-Gendreau, Noël Copin, Stéphane Hessel, Père Henri Madelin, Paul Ricoeur, L.Schweitzer,...
5 Voir Annexe 7 : avis du Conseil d'Etat du 21 08 1996 et de la CNCDH du 12 09 1996.
Circulaire du 24 juin 1997 Introduction: " Vous utiliserez avec discernement et chaque fois que cela sera nécessaire votre pouvoir d'appréciation sur chacune des situations individuelles, tel qu'il a été confirmé par le Conseil d'Etat dans ses avis du 10 mai 1996 et du 22 août 1996... " " Les décisions que vous serez amenés à prendre seront fondées sur l'ordonnance du 2 novembre 1945 et prendront appui sur les conventions internationales ratifiées par la France, en particulier la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, et notamment son article 8 relatif au droit à une vie familiale normale 6. " Critère 1.9 : Personnes n'ayant pas le statut de réfugié politique qui pourraient courir des risques vitaux en cas de retour dans leur pays d'origine. " La situation de ces personnes est examinée conformément aux paragraphes 1.1 à 1.8 de la présente circulaire. " " A titre subsidiaire, s'agissant d'étrangers qui, bien que n'ayant pas le statut de réfugié politique, pourraient néanmoins courir des risques vitaux en cas de retour dans leur pays d'origine, notamment du fait d'autorités tierces par rapport au gouvernement légal, vous n'hésiterez pas, avant d'arrêter votre décision, à consulter la direction des libertés publiques et des affaires juridiques qui vous donnera, en liaison avec le ministère des affaires étrangères, toutes instructions utiles. " " En ce qui concerne les Algériens qui s'estimeraient menacés en cas de retour dans leur pays d'origine, les dossiers déposés auprès de vos services doivent continuer à être transmis à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques en vue d'être soumis à une commission interministérielle, préalablement à toute décision. " " Dans l'immédiat, afin d'améliorer la situation des Algériens admis au bénéfice de l'asile territorial, je vous demande, sauf exception, de leur délivrer à l'issue d'un premier délai de 6 mois couvert par une première autorisation de séjour, un certificat de résidence d'un an. " |
Le Ministère de l'intérieur s'est engagé, pour définir la catégorie des déboutés du droit d'asile qu'il convenait de régulariser, dans la rédaction d'un texte lapidaire et délibérément restrictif immédiatement contesté par le monde associatif. Il aurait été beaucoup plus simple et efficace de se fonder sur une définition unanimement reconnue, telle que celle de l'article 3 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants " ou de la proposition de la CNCDH " Personnes déboutées du droit d'asile, dont le retour dans le pays d'origine les exposerait, en raison de la situation politique y régnant, à des risques sérieux, même si ces risques ne sont pas le fait du gouvernement légal ".
Risques sérieux ou vitaux: la différence est capitale!
6 Voir Annexe 8 : Article 8, Convention Européenne des Droits de l'Homme
En utilisant la terminologie de "risque vital", le Ministère de l'intérieur annule sciemment la portée du critère 1.9. Chaque demandeur est quasiment débouté d'entrée de jeu, puisqu'il est mis dans l'obligation d'apporter une preuve impossible.
Quelles que soient les protestations des ONO, le Ministère est demeuré inflexible et a appliqué à la lettre les consignes c ne pouvant établir la preuve qu'ils risquaient leur vie, la plupart des demandeurs furent déboutés.
Notons qu'une nouvelle fois, le Ministère de l'intérieur se situe très en retrait des conventions internationales la Convention de Genève évoque des "craintes de persécution", la Convention Européenne des Droits de l'Homme se fonde sur " des peines ou traitements inhumains ou dégradants", la CNCDH en appelle quant à elle à la notion de "risques sérieux".
Guide destiné aux préfets, la circulaire édictée par le Ministre de l'intérieur n'a aucun caractère législatif ou réglementaire. Ce choix n'est pas anodin: les particuliers ne peuvent pas contester efficacement l'appréciation des autorités devant les tribunaux.7
Cette circulaire a été en outre appliquée par une administration habituée de longue date à une interprétation restrictive des textes: l'opération de régularisation a ainsi souvent consisté à faire entrer les demandeurs dans les "critères ", véritables cases hors desquelles il n'y avait pas de salut.
L'analyse précise des textes montre comment, après avoir fortement conseillé aux préfets de se dessaisir des dossiers 1.9 au profit de ses services, le Ministère de l'intérieur a déterminé lui-même le degré d'acceptabilité d'un dossier. Il l'a fait en liaison avec le Ministère des Affaires Etrangères : il faut espérer que la politique étrangère de la France n'a pas interféré dans ces décisions. L'interrogation, d'ailleurs, du Ministère des Affaires Etrangères, et plus probablement de l'OFPRA lui-même, peut être légitime lorsqu'elle concerne des informations sur la situation dans les pays d'origine. En revanche, il serait inquiétant que l'OFPRA ait pu être amené à examiner de nouveau le dossier d'une personne déjà déboutée, car il doit lui être bien difficile de revenir sur sa position....
De nombreuses organisations de défense des droits de l'homme, des intellectuels, des artistes, des syndicalistes, des hommes politiques,.... ont vivement contesté le caractère restrictif de la notion de "risques vitaux", arguant de l'impossibilité de la preuve à apporter, et se sont opposés avec force aux retours forcés, en mettant en avant les risques encourus et les violations bien connues des droits de l'homme dans certains pays concernes.
A l'échelon européen comme en France, l'épiscopat catholique et les autorités protestantes se sont élevés avec vigueur contre le retour forcé de réfugiés dans leur pays d'origine. Réaffirmant avec force le caractère sacré de la dignité humaine, les Eglises 8 ont plaidé auprès des autorités politiques pour une régularisation des personnes qui se sont tournées avec confiance vers les administrations et se trouvent aujourd'hui dans des situations périlleuses en cas de retour dans leur pays d'origine.
7 Annexe 2 : les limites d'un texte administratif
8 Annexe 5 : l'exigence morale.
III. La situation actuelle : témoignages
1. Le critère 1.9 en chiffres.
Fin août 1998 9, selon le Ministère de l'intérieur, 143.642 demandes ont été enregistrées. Elles ont généré 76.163 réponses favorables, dont 1367 le seraient au titre du critère 1.9, et 63.559 rejets. Environ 50 000 recours ont été déposés ils devaient recevoir une réponse à la fin de l'année 1998.
En fait, il est probable que ces chiffres soient fondés sur les régularisations demandées selon plusieurs critères, dont le 1.9, et obtenues grâce aux autres critères : ainsi, au Centre Primo Levi, les 8 régularisations - sur 17 dossiers déposés - ont été obtenues sur d'autres critères. Pour France Terre d'Asile, sur 80 dossiers fondés sur le critère 1.9, seuls 3 accords ont été obtenus. Les résultats sont similaires chez Amnesty international comme à l'ACAT.
Les refus observés ont été fondés sur l'absence "d'élément permettant de croire que vous puissiez courir des risques vitaux en cas de retour dans votre pays".
Pourtant, les témoignages de personnes non régularisées font abondamment état de risques sérieux d'enlèvement, de torture, de sévices sexuels, de disparition... .risques pouvant entraîner la mort. Les organisations internationales de défense des droits de l'homme - Amnesty International, Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH), Human Rights Watch,... - confirment que ces craintes ne sont pas exagérées. Faut-il donc d'abord courir le risque de mourir pour convaincre l'administration française?
Les témoignages suivants 10 montrent, dans le contexte de violations des droits de l'homme décrit par les réfugiés et correspondant aux observations d'Amnesty International, le type de risques encourus Si les personnes non régularisées sont renvoyées dans leur pays. Les associations signataires, de par leur expérience et après un examen attentif des dossiers, sont convaincues que ces témoignages sont fiables et que ces personnes seraient réellement en danger en cas de renvoi dans leur pays. D'ailleurs, dans deux des cas cités, le demandeur obtiendra finalement, après un refuis de régularisation, son statut auprès de l'OFPRA ou de la Commission des Recours...
"Nadia est une jeune femme algérienne qui exerçait sa profession -non militaire - au sein de l'armée. Au début des années 1990, selon son témoignage, elle a été insultée, menacée, puis sont venues les "visites" d'intimidation. L'une de ses collègues a été violée et assassinée, son supérieur égorgé...Lorsqu'en 1993, un islamiste est arrêté, avec sur lui une liste de personnes à éliminer qui comporte son nom, elle fait en France...
9 Les seuls chiffres connus de nos associations sur les étrangers reconnus au titre du critère 1.9 ont été donnés par le Ministère de l'intérieur lors d' une réunion de la CNCDH en septembre 1998. En réponse à nos interrogations, le Ministère de l'intérieur nous a faxés une dépêche de l'AFP du 08011999, indiquant qu'un millier de dossiers sont encore en cours d'examen.
10 Les témoignages sont des histoires réelles. Pour d'évidentes raisons déontologiques, les informations qui pourraient permettre l'identification des personnes concernées ont été modifiées.
"Les événements s'aggravent, elle reste un peu plus. Elle ne sait pas que l'on peut demander un titre de séjour provisoire - l'asile territorial - et d'ailleurs, elle veut retourner dans son pays. Mais chaque fois qu'elle s'y apprête, sa famille, son entourage l'en dissuadent. Elle est Si facilement identifiable là-bas!
"En 1997, sur les conseils du Centre Primo Levi où elle est suivie, Nadia a déposé une demande une régularisation au titre de l'article 1.9. La préfecture lui a répondu qu'aucun " élément précis ne permettait d'établir qu'elle courait des risques vitaux dans son pays d'origine".
Association Primo Levi
Les groupes armés qui se définissaient comme des " groupes islamiques " tuent des civils de marnière délibérée et arbitraire.. Ils profèrent également des menaces de mort et soumettent leurs victimes à des viols et à d'autres formes de torture. Mors que pendant la première année du conflit, ces groupes s'attaquaient essentiellement à des membres de l'armée et des forces de sécurité, ils prennent de plus en plus souvent pour cible des civils depuis 1993.. ainsi des hommes et des femmes considérés comme favorables aux autorités, des proches de membres de forces de sécurité, des personnes de certaines catégories socioprofessionnelles, des jeunes ayant accompli leur service militaire obligatoire....
Amnesty International, MDE 28/23/97
"Inès est originaire de la région d'Uraba, au nord ouest de la Colombie. La population civile y est prise en otage d'un conflit entre les guérilleros et les forces paramilitaires. Inès raconte que son père, propriétaire terrien, est contraint de verser un impôt révolutionnaire" aux guérilleros ....ce qui fait peser sur lui les soupçons de l'armée. L'un de ses frères, engagé politiquement à gauche, est persécuté par les forces paramilitaires, tandis que l'une de ses surs, qui a épousé un officier de police, est soupçonnée de collaboration par les guérilleros.
"Ce harcèlement est tel au début des années 90- son beau-frère est assassiné, plusieurs membres de la famille "disparaissent" - qu'Inès s enflait en France pour y trouver refuge et poursuivre ses études. Elle ne fait pas de demande d'asile, souhaitant retourner le plus vite possible dans son pays. Mais ses deux jeunes surs sont abattues, d'autres cousins subissent le même sort. Elle-même figure sur une liste noire des paramilitaires. Au total, plus d'une vingtaine de membres de sa famille ont été tués.
"En octobre 1997, elle dépose une demande de régularisation fondée sur le critère 1.9 et joint les certificats de décès de sa famille, ainsi que des documents d'Amnesty International correspondant à son témoignage. Sa demande est rejetée: "aucune circonstance ne fait obstacle à ce que vous retourniez dans votre pays".
Association Primo Levi
La région la plus touchée par l'escalade du conflit armé est l'Uraba, cible de combats acharnés qui ont fait des centaines de victimes. La population civile est prise entre deux feux durant les affrontements...la lune pour le contrôle de la région s'est soldée chaque année par des centaines de morts parmi les civils.
Amnesty International, ANIR 23/48/97
3 .Dysfonctionnements et erreurs:
Au risque vital, pierre fondatrice de la non - régularisation de milliers de demandeurs, le Ministère de l'intérieur a ajouté, dans une circulaire en date du 24 septembre 1997, un certain nombre d'arguments qui ont été systématiquement utilisés pour motiver les refus. Or, ces arguments ont bien souvent constitué une source d'erreurs commises par l'administration. Nous les avons analysés 11 en les confrontant à la réalité des expériences vécues.
Lorsqu'il a lieu, l'entretien se résume à une vérification de l'identité du demandeur et à l'examen, par un fonctionnaire non - décisionnaire, du nombre de pièces présentées dans le dossier. Pas d'interprètes pour ceux qui ne maîtrisent pas parfaitement la langue française, aucune investigation complémentaire de nature à favoriser un examen ultérieur équitable.
Le refus antérieur de l'OFPRA et de la Commission des Recours apparaît systématiquement, dans chaque lettre de refus, parmi les indices qui ont permis d'apporter une appréciation - négative - sur le requérant. Certains demandeurs 11 ont d'ailleurs été uniquement déboutés sur ce motif Le critère 1.9 n'est - il pas fait précisément pour les "personnes n'ayant pas le statut de réfugié politique" ? Y a - t - il un réel réexamen de ces dossiers déjà marqués par le refus de l'OFPRA? Ou n'a t-on fait que valider un refus antérieur?
C'est le paragraphe qui donne bonne conscience aux fonctionnaires, car il permet d'être en conformité avec la Convention Européenne des Droits de l'Homme! La phrase suivante sera donc scrupuleusement mentionnée dans chaque lettre de refus: " la présente décision ne porte pas atteinte à votre droit à mener une vie familiale normale: en effet, vous êtes "
Mais cette phrase devient indécente lorsqu'on s'adresse à une veuve dont le mari est mort sous la torture, à un fils séparé de toute sa famille, à un jeune homme dont le père est emprisonné et la mère harcelée par la police
La majorité des lettres invitant le débouté à quitter le territoire français contiennent également l'assertion suivante: "La présente décision ne vous fait pas obligation de retourner dans votre pays d'origine, mais dans tout autre pays susceptible de vous accueillir".
Or, ceci est un leurre. Selon l'ordonnance du 2 novembre 1945, article 27 bis: "l'étranger qui fait l'objet d'un arrêté d'expulsion ou qui doit être reconduit à la frontière est éloigné:
Un étranger ne peut être éloigné à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu'il y exposé à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme du 4 novembre 1950."
Quel choix réel a un demandeur d'asile qui a fuit dans l'illégalité et se trouve en France ? Quelles chances a t il de trouver protection ailleurs ? Quel pays va accepter un étranger débouté du droit d'asile? L'expérience montre que la recherche d'un pays d'accueil est un "parcours du combattant" harassant
qui ne débouche sur rien.
11 Voir Annexe 3 : les recommandations du Ministre de l'intérieur
Enfin, dernier argument, "le défaut d'entrée régulière (c'est-à-dire, en règle générale avec un visa de long séjour ou dans le cadre de la procédure de regroupement familial) sera un motif fréquent.." Peu de réfugiés peuvent se prévaloir d'une entrée régulière sur le territoire français, avec un visa de long séjour ou dans le cadre du regroupement familial.
Tous ces arguments ont été opposés aux témoins suivants:
- Heather, une famille déchirée
"Heather est veuve. Militante connue de l'Organisation de Tous les Peuples Antharas (OTPA) dont elle occupait un poste élevé, elle a dû fuir l'Ethiopie après que le président de l'OPTA ait été arrêté.
Asrat Woldeyes, président de l'OPTA, a été arrêté en 1994 et condamné à plusieurs peines d'emprisonnement lors de 3 procès distincts, procès qui, de toute apparence, n'ont pas respecté les normes internationales en matière d'équité.
Amnesty International, Rapport Annuel 1996
Selon son témoignage, son mari est " décédé subitement" après avoir subi les très nombreux interrogatoires de la police qui voulait savoir où se cachait Heather. Son fils a été recueilli par une grand-mère. Déboutée par l'OFPRA, puis par la Commission des Recours, elle a déposé une demande de régularisation qui a été refusée.
En 1997, des centaines d'opposants et de détracteurs du gouvernement ont été arrêtés. Certains ont été jugés, mais la plupart étaient détenus sans inculpation ni jugement. Des milliers de prisonniers politiques arrêtés au cours des années précédentes ont été maintenus en détention sans être inculpés ni jugés... Le procès du professeur Asrat Woldeyes, président de l'OPTA, n'est toujours pas achevé.
Amnesty International, Rapport Annuel 1998
La préfecture de police de Paris précisait: "par ailleurs, vous êtes veuve et votre enfant réside à l'étranger. Je considère donc que ma décision ne porte pas atteinte à votre droit à mener une vie familiale normale, celle-ci pouvant se poursuivre hors de France".
France Terre d'Asile
Heather n'a pas été reçue à la préfecture de police. Comme tous les demandeurs déjà déboutés, elle a été informée dans la lettre de refus "qu'entrée en France selon vos déclarations en ...., vous avez sollicité la reconnaissance du statut de réfugié. Votre demande a été définitivement rejetée par les autorités compétentes."
Hasan, non-régularisé, reconnu ensuite par l'OFPRA:
"Hasan est né dans les années 70 au sein d'une famille nombreuse kurde, dans un village du sud-est de la Turquie. Depuis son enfance, il est témoin des innombrables brimades infligées à sa famille: descentes de gendarmes, gardes à vue du père, puis des frères aînés, engagés politiquement et contraints de quitter la région. Hasan a 15 ans lorsqu'un de ses oncles est abattu.
"Quelques mois plus tard, les forces armées demandent à Hasan de créer une milice composée de villageois, payée par la police pour défendre "le Village contre le PKK": il s'agit en réalité de dénoncer les personnes qui soutiennent le parti kurde. Hasan refuse de devenir "protecteur" et est arrêté, torturé avec les autres membres de sa famille. Relâché, il est menacé, s'il ne s'incline pas, de mort, ainsi que sa famille.
Hasan s'enfuit et trouve provisoirement refuge auprès de l'un de ses frères exilé hors du Kurdistan turc. Muni de faux papiers pour éviter les contrôles d'identité, il quitte la région pour Istanbul où, tout en travaillant, il mène durant trois ans des activités politiques au sein du HADEP (Parti Populiste Démocrate légal) pour lutter contre l'évacuation forcée des villages kurdes. A nouveau repéré, arrêté, il s'enflait auprès de ses parents : la maison familiale est prise sous des tirs de roquettes et brûlée. Gravement blessé, Hasan est évacué par des amis. Tandis qu'il se remet difficilement de ses blessures, la répression s'intensifie contre le HADEP : le président du parti, Hüseyin Koko, "disparaît ", les militants sont harcelés. Hasan est pris un soir avec un groupe d'amis et torturé durant 10 jours. On les relâche : "la prochaine fois, ce sera comme pour votre président...".
Hasan comprend que sa vie est cette fois réellement en danger, ses blessures ne lui permettant plus de subir de nouvelles séances de torture. Ses amis le pressent de quitter le pays et organisent sa fuite vers la France. Hasan a 25 ans, il est soumis à la répression depuis 10 ans déjà."
Association Primo Levi
Hasan a déposé une demande d'asile auprès de l'OFPRA dès son arrivée en France, à l'automne 1995. Elle a été rejetée en février 1996, ses craintes de mauvais traitements ne paraissant pas fondées à l'officier de protection. Un appel en Commission des Recours est refusé en juillet pour les mêmes raisons. Une réouverture auprès de l'OFPRA en janvier 1997 est à nouveau rejetée en mai 1997. Pourtant, les trois frères aînés d'Hasan, ainsi que six de ses cousins, ont obtenu un statut de réfugié, fondé sur les mêmes raisons.
En août 1997, l'un de ses frères meurt sous la torture. Cet "élément nouveau " permet de déposer une demande de régularisation, en octobre 1997, fondée sur l'article 1.9. il est à nouveau débouté, en avril 1998 : " vous ne présentez à l'appui de votre requête aucun élément nouveau et circonstancié permettant de considérer que vous puissiez courir des risques vitaux en cas de retour dans votre pays d'origine". Pourtant, c'est sur la base de cet élément nouveau que l'OFPRA, lors d'une réouverture du dossier, accordera quelques semaines plus tard le statut de réfugié.........
IV. Les conséquences des rejets
Les refus de régularisation se traduisent de façon dramatique pour les personnes concernées. L'ultime espoir, après tant d'années de procédure, s'est écroulé, replongeant certains réfugiés dans le désespoir et la dépression, amenant d'autres à la résignation et l'asservissement, générant également tentatives de suicide, fuites à l'étranger ou grèves de la faim pour échapper à l'éloignement tant redouté.
1. L'accréditation du tortionnaire:
Le refus d'un statut, donc d'une protection et d'un refuge en France, réitère le discours des bourreaux: "tu ne t'en sortiras jamais, on ne te croira pas". Cette nouvelle non-reconnaissance de la personne du réfugié et de ses souffrances réactive les traumatismes subis et génère une aggravation de leur état de santé. En ce sens, pour ces personnes, le refuis d'un statut est un acte grave aux conséquences lourdes.
La demande de régularisation a généré un immense espoir chez les patients du Centre Primo Levi qui se trouvaient en situation irrégulière. Pour les déboutés du droit d'asile, il existait enfin une dernière possibilité de sortir de la clandestinité et de retrouver une dignité; et les réfugiés qui, pour des raisons diverses 13, n'avaient jamais fait de démarches, ont trouvé un espace leur permettant de s'inscrire dans la légalité. Cet espoir a été accru par la remise, pendant l'examen du dossier, d'un accusé de réception de la préfecture qui plaçait momentanément les réfugiés en situation régulière: ils ont ainsi pu reprendre les transports en commun sans crainte et revenir notamment au centre de soins, ce qu'ils ne faisaient plus par peur d'un contrôle.
Pour les patients comme pour les thérapeutes, les craintes sont réapparues lors de la remise des dossiers à la préfecture.
"Contrairement à tout ce qui a été dit, raconte Diane Kolnikoff, psychothérapeute, les réfugiés n'ont pas été entendus au cours d'un entretien. L'employé de la préfecture vérifiait l'identité des demandeurs et les pièces du dossier, mais il n'y a jamais eu de discussion sur le fond, pas même un semblant d'écoute. D'ailleurs, ces employés ne sont pas les décisionnaires, ils nous l'ont bien dit. De plus, en recevant les lettres de refus, les patients ont cruellement ressenti l'amalgame fait avec les immigrés économiques : les réfugiés n'ont évidemment pas de feuille de paie, de facture d'électricité ou de quittance de loyer."
Avec les refus, la chute a été totale pour beaucoup. Pour les réfugiés qui avaient déjà derrière eux tout un parcours à l'OFPRA et à la Commission des Recours, la régularisation constituait le recours ultime:
effondrés, ils n'ont plus aujourd'hui l'énergie de présenter un recours. Les thérapeutes sont confrontés à une recrudescence des symptômes d'anxiété, des signes dépressifs, au repli sur soi et à une nouvelle rupture des soins. Certains patients, tellement préoccupés par les difficultés du quotidien, ne parviennent plus à se mobiliser sur leur thérapie ou sur une activité. Pour d'autres, la difficulté à s'insérer normalement constitue le dernier lien avec le Centre: le statut est le dernier obstacle, infranchissable.
13 cf les témoignages de Nadia et Inès.
La non régularisation de personnes qu'il est matériellement impossible d'éloigner a pour principale conséquence de laisser sur le territoire français une population sans statut, en situation irrégulière, dont on laisse entendre qu'on ne la renverra pas de façon volontariste, mais qui demeure à la merci d'un éventuel contrôle de police. Parfois ces personnes figurent celles qui seraient en danger dans leur pays.
La situation des Albanais originaires du Kosovo en est la parfaite illustration. En mai 1998, Amnesty International a interrogé le Ministère de l'intérieur sur la situation de ces Albanais déboutés de leur statut de réfugié: "dès le mois de mars, le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) avait appelé les gouvernements européens à ne pas renvoyer ces personnes dans leur pays. Par un courrier du 25 septembre, le ministère nous a indiqué que des instructions avaient été données aux préfectures de suspendre les renvois des Albanais du Kosovo vers leur pays. Cependant, ces personnes peuvent néanmoins se voir notifier une invitation à quitter le territoire ou un arrêté de reconduite à la frontière. Elles se trouvent ainsi toujours en situation précaire et n'ont droit à aucune assistance."
Les conséquences sociales, économiques et politiques de cet "asile au noir " étaient inéluctables et ont été vivement dénoncées par les militants de défense des droits humains, des politiques, des syndicalistes, des économistes,... Contraintes de retourner dans l'illégalité pour éviter un retour dans leur pays, les personnes non régularisées sont la proie désignée des consommateurs de travail "au noir". Nombre des témoins cités dans ce document survivent en France depuis des années en travaillant sans être déclarés, sans couverture sociale, avec une rémunération aléatoire des plus faibles et des horaires démentiels
.pour le grand bénéfice de leurs employeurs. Des hommes et les femmes sont contraints à un asservissement total pour conserver un minuscule réduit baptisé "chambre " et quelques repas.
L'asile "au noir " recèle une abominable hypocrisie sociale et économique, soulignée à juste titre par les organisations de défense des droits de l'homme, les Eglises et les intellectuels. Il offre enfin - et ce n'est pas le moindre de ses maux - l'opportunité aux xénophobes de stigmatiser la présence sur notre territoire d'hommes et de femmes dont la seule faute est d'avoir fuit un pays qui mettait leur vie en danger.
V. Un réexamen fondé sur une éthique de précaution
Conçu pour régulariser des étrangers qui auparavant n'avaient pu se voir reconnaître la qualité de réfugié, le critère 1.9, nous l'avons montré, n'a permis que de très rares régularisations. "Les personnes n'ayant pas le statut de réfugié politique " ont été précisément rejetées sur ce motif Les "risques vitaux en cas de retour dans le pays d'origine" ont été interprétés à la lettre, la preuve du risque pour la vie n'étant pas établie aux yeux de l'administration.
L'existence de risques - vitaux, sérieux ou graves - en cas de renvoi dans leur pays est pourtant avérée pour beaucoup d'étrangers et les exemples sur lesquels nous nous sommes appuyés peuvent être multipliés. Ces risques sont mentionnés dans les rapports des diverses organisations internationales de lune pour les droits de l'homme. il peut s'agir de harcèlement de l'étranger et de sa famille, d'emprisonnement, de tortures, de disparition....
Dès lors, la tendance à exiger d'un étranger qu'il établisse la preuve du risque doit être renversée au profit d'une présomption de bonne foi lorsque l'étranger vient d'un pays où les nombreuses violations des droits humains sont connues. L'administration française doit adopter une attitude à la fois de protection et de bienveillance à l'égard de ces étrangers qui ont remis leur sort avec confiance entre ses mains.
Nous appelons le gouvernement à adopter une attitude fondée sur une éthique de précaution afin d'une part, de ne jamais prendre le risque de renvoyer dans son pays d'origine un étranger qui y court le risque d'exactions avérées et d'autre part, de le régulariser.
Considérant la conception restrictive du critère 1.9 tel que rédigé dans la circulaire initiale, l'existence avérée de risques importants pour certains étrangers en CM de retour dans le pays d'origine et la nécessité d'une attitude de précaution, les associations signataires demandent au Premier Ministre de charger une instance nationale de réexaminer de façon bienveillante les dossiers de toutes les personnes qui le souhaiteraient parce qu'elles considèrent que leur demande de régularisation fondée, exclusivement ou en partie, sur le critère 1.9, a été rejetée à tort. Il devrait s' agir principalement d'étrangers appartenant à des familles, ethnies, catégories sociales...faisant l'objet de violations des droits humains, connues et dénoncées par les organisations humanitaires.
Action des Chrétiens pour
l'Abolition de la Torture
7 rue Georges Lardennois 75019 Paris
Tel: 0140 40 42 43 Fax: 01 40 40 42 44
Amnesty International
Section Française
76 boulevard de la Villette 75019 Paris
Tel: 01 53 38 65 65 Fax: 01 53 38 55 00
Association Primo Levi
107 avenue Parmentier 75011 Paris
Tel: 01 43 14 88 50 Fax: 01 43 14 08 28
France Terre d'Asile
23 rue Ganneron 75018 Paris
Tel: 01 53 04 39 99 Fax: 01 53 04 02 40